Achille Jubinal, Le mariage Rustebeuf
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 5-12.
   
  Le Mariage Rustebeuf.
  Mss. 7218, 7615, 7633 ; Suppl. fr., 1133.
   
1 En l’an de l’incarnation,
2 Mil deux cens, à m’intencion,
3        En l’an ſoiſſante[1],
4 Viij. jors apres[2] la naſcion
5 Jhéſu qui ſoufri paſſion,
6 Qu’arbres n’a foille, oiſel ne chante,
7 Fis-je toute la rien dolante
8        Qui de cuer m’aime ;
9 Nis li muſars mufart me claime.
10 Or puis filer, qu’il me faut traime ;
11        Mult ai à faire.
12 Diex ne fiſt cuer tant de put’aire,
13 Tant lit aie fet de contraire
14        Ne de martire,
15 S’il en mon martire ſe mire,
16 Qui ne doie de bon cuer dire :
17        « Je te claim cuite. »
18 Envoier .i. homme en Egypte
19 Ceſte dolor eſt plus petite
20        Que n’eſt la moie[3] ;
21 Et je qu’en puis ſe je m’eſmoie[4] ?
22 L’en dit que fols qui ne foloie
23        Perd ſa ſeſon :
24 Sui-je mariez ſans reſon ?
25 Or n’ai ne borde ne meſon,
26        Encor plus fort :
27 Por plus doner de reconfort
28 A tels qui me héent de mort,
29        Tel fame ai priſe
30 Que nus fors moi n’aime ne priſe,
31 Et ſ’eſtoit povre & entrepriſe[5]
32        Quant je la pris.
33 A ci mariage de pris,
34 C’or ſui povres & entrepris
35        Auſi come ele,
36 Et ſi n’eſt pas gente ne belle[6].
37 L. anz a en ſ’eſcuele[7],
38        S’eſt maigre & ſèche :
39 N’ai pas paor qu’ele me trèche.
40 Deſpuiz que fu nez en la crèche
41        Diex de Marie
42 Ne fu mès tekle eſpouſerie.
43 Je ſuis toz plains d’ envoiſerie[8],
44        Bien pert à l’uevre.
45 Or dira l’en que mal ſe prueve
46 Rustebuef qui rudement oevre :
47        L’en dira voir,
48 Quant je ne porai robe avoir.
49 A toz mes amis faz ſavoir
50        Qu’ils ſe confortent :
51 Plus bel qu’il porront ſe déportent ;
52 A cels qui tels novèles portent
53        Ne doingnent gaires.
54 Petit dout mès provos ne maires:
55 Je cuit que Diex li débonaires
56        M’aime de loing ;
57 Bien l’ai prové[9] à ceſt beſoing ;
58 Là ſui où le mail met le coing :
59        Diex m’i a mis.
60 Or faz feſte à mes anemis,
61 Duel & corouz à mes amis.
62        Or du voir dire,
63 Se Dieu ai fet corouz ne ire,
64 De moi ſe puet jouer & rire
65        Que biau ſ’en vange.
66 Or me covient froter au lange[10] ;
67 Je ne dout privé ne eſtrange
68        Que il riens m’emble ;
69 N’ai pas buſche de cheſne ensamble :
70 Quant g’i ſui ſi à fou & tramble[11]
71        N’eſt-ce affez ?
72 Mes pos eſt brifiez & quaſſez
73 Et j’ai toz mes bons jors paſſez.
74        Je qu’en diroie ?
75 Ni la deſtruction de Troie
76 Ne fu ſi grant comme eſt la moie !
77        Encore i a,
78 Foi que doi Ave Maria,
79 S’onques nus hom por mort pria,
80        Si prît por moi :
81 Je n’en puis très ſe je m’eſmoi.
82 Avant que viegne avril ne may
83        Vendra quareſme :
84 De ce puis bien dire mon eſme[12].
85 De poiſſon autant com de creſme
86        Aura ma fame ;
87 Grant loiſir a de ſauver ſ’âme :
88 Or géunt[13] por la douce Dame,
89        Qu’ele a loiſir,
90 Or voiſt de haute eure géſir,
91 Qu’el n’aura pas tout ſon déſir,
92        C’eft ſanz doutance.
93 Or ſoit plaine de grant ſoufrance,
94 Que c’eſt la plus grant porvéance
95        Que je i voie.
96 Par tel Seignor qui tout avoie[14],
97 Quant je la pris petit avoie
98                    Et ele mains :
99 Je ne ſui pas ouvriers des mains[15] ;
100 L’en ne ſaura jà où je mains
101        Por mo poverte :
102 Jà n’i ſera ma porte ouverte,
103 Quar ma meſon eſt trop déſerte,
104        Et povre & gaſte,
105 Sovent n’i a ne pain ne paſte.
106 Ne me blaſmez ſe je me haſte
107        D’aler arrière,
108 Que jà n’i aura bele chière :
109 L’en n’a pas ma venue chière
110        Se je n’aporte ;
111 C’eſt ce qui plus me deſconforte,
112 Que je n’oſe huchier à[16] ma porte
113        A vuide main[17].
114 Savez comment je me demain
115 L’eſpérance de lendemain
116        Ce ſont mes feſtes.
117 L’en cuide que je ſoie[18] preſtres,
118 Car je faz plus ſainier de teſtes
119        (Ce n’eſt pas guile)
120 Que ſe je chantaiſſe Evangile.
121 L’en ſe ſaine parmi la vile
122        De mes merveilles[19].
123 On les doit bien conter aus veilles :
124 Il n’y a nules lor pareilles[20],
125        Ce n’eſt pas doute.
126 Il pert bien que je n’i vi goutte ;
127 Diex n’a nul martir en ſa route[21]
128        Qui tant ait fet.
129 S’il ont eſté por Dieu deffet,
130 Roſti, lapidé ou detret,
131        Je n’en dout mie
132 Que lor paine fu toſt fenie ;
133 Més ce durra[22] toute ma vie
134        Sanz avoir aiſe.
135 Or pri à Dieu que il li plaiſe
136 Ceſte dolor, ceſte méſaife
137        Et ceſte enfance
138 M’atort à vraie pénitance,
139 Si qu’avoir puiſſe ſ’accointance[23].
   
  Amen.
   
  Explicit le Mariage Rustebeuf.
 

[1] Il y a, écrit en note de la main du président Faucher, à cet endroit du Ms. 7615 : « Il entend l’an 1260. » — Le Ms. 7633 dit : « ſexante. »

[2] Le Ms. 7615 dit : devant.

[3] C’est probablement là une allusion aux efforts que l’on faisait, en 1260, pour envoyer des secours aux chevaliers croisés qui disputaient pied à pied le territoire d’Acre.

[4] Ms. 7218. Var. Je n’en puis mès ſe je m’eſmoie.

[5] Entrepriſe, malheureuse, embarrassée, gênée.

[6] Ms. 7633. Var. Jone ne bele.

[7] On lit au Ms. 7615 : « Lx. ans. » — Le mot ſ’eſcuele est ici par élision pour ſon eſcuele, ainsi qu’on le voit au Ms. 7633.

[8] Le Ms. 7615 écrit: « De muferie, » et le Ms. 7633 offre la leçon suivante : « Je ſuis droit, fouz d’ancecerie, c’est-à-dire d’antiquité, de famille, héréditairement. »

[9] Bien l’ai prové, pour : Je l’ai bien éprouvé. — Les Mss. 7616 et 7633 portent: « Bien l’ai véu. »

[10] Littéralement : Je suis forcé de me frotter au drap, ou : Je suis si pauvre que je n’ai pas de chemise. — On ne peut douter que ce soit là le sens de cette allocution, en la rapprochant des trois vers suivants, qui se trouvent dans la pièce intitulée Du Phariſien :

                   Tel cuide-on qu’au lange ſe froie

                   Qu’autre choſe a ſous la corroie.

                   Si com je cuit.

Ces vers sont relatifs aux Jacobins, auxquels un de leurs statuts interdisait de porter des chemises, comme constituant un vêtement de luxe.

[11] Ces deux vers contiennent un singulier jeu de mots. Rutebeuf dit : Je n’ai pas deux bûches de chêne ensemble, et je suis là comme fou et tremblant ; mais ce passage doit s’entendre aussi de la façon suivante : Je n’ai pas deux bûches de chêne ensemble, car je suis là avec du hètre (fou, fagus) et du tremble.

[12] Mon eſme, ma pensée, mon appréhension ; aeſtimatio.

[13] Géunt, qu’elle jeûne.

[14] Avoie : ce mot vient de avoier, diriger, conduire, et non de avoir, ainsi que la rime du vers suivant.

[15] Ce vers est un de ceux qui ont suggéré à M. Paulin Paris l’observation suivante : « En plusieurs endroits de ses poésies, les regrets qu’exprime Rutebeuf de n’avoir appris aucun métier semblent donner à croire qu’il était appelé naturellement à chercher dans le travail de ses mains un moyen de subsistance, et que s’il n’avait pas été, dès l’enfance, abandonné de ses parents, il les comptait du moins dans la classe la plus humble de la société. Son nom lui-même est un nouvel indice des disgrâces qui durent accompagner sa naissance, etc. »

[16] Ms. 7218. Var. entrer en.

[17] Un chansonnier du xiiie siècle, dont il ne nous est resté que bien peu de chose, Colin Muset, a exprimé la même idée et raconté sa détresse, en pareil cas, dans des vers que j’ai édités le premier et qui se trouvent dans le Ms. 65, fonds de Cangé, Bibl. impériale.

[18] Ms. 7633. Var. fusse ; et au vers suivant : Mais je fas.

[19] Ne pourrait-on pas inférer de ce passage qu’à la date de cette pièce (1260) Rutebeuf avait déjà composé son Miracle de Théophile, et peut-être plusieurs autres pièces du même genre qui ne nous sont point parvenues ? Je ne sais, en effet, dans le cas contraire, si de simples fabliaux et quelques pièces satiriques auraient pu lui avoir sitôt procuré la réputation dont il parle, et surtout s’il eût pu se vanter, grâce à quelques vers profanes, de faire signer plus de têtes que s’il chantait Évangile. Remarquons, en outre, que ce passage prouve qu’avant 1260 Rutebeuf avait déjà composé un certain nombre de merveilles, comme il dit. Il nous resterait à savoir lesquelles.

[20] Ms. 7633. Var. Qu’il n’i aura jà lor pareilles.

[21] Route, rota, compagnie, milice céleste.

[22] Ms. 7615. Var. La moie durra.

[23] Ms. 7615. Var. ſ’accordance (sa bonne grâce).

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