Achille Jubinal, Renart le Bestourné
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 233-342.
   
  Renart le Bestourné
  Ou ci encoumence
  Li Diz de Renart de Bestournei[1].
  Mss. 7218, 7615, 7633.
   
1 Renars eſt mors, Renars eſt vis,
2 Renars eſt ors, Renars eſt vils,
3        Et Renars règne ;
4 Renars a mult régné el règne ;
5 Bien i chevauche à laſche regne,
6        Col eſtendu.
7 L’en le devoit avoir pendu
8 Si com je l’avoie entendu,
9        Mès non a voir :
10 Par tens le porrez bien ſavoir.
11 Il eſt ſires de tout l’avoir
12        Monſeignor Noble,
13 Et de la Brie & du vingnoble
14 Renars fiſt en Conſtantinoble
15        Bien ſes aviaus,
16 Et en cases[2] & en caviaus.
17 N’i laiſſa vaillant .ij. naviaus
18        L’ emperéor,
19 Ainz en fiſt povre péchéor ;
20 Par pou ne le fiſt peſchéor
21        Dedenz la mer.
22 Ne doit l’en bien Renars amer
23 Qu’en Renars n’a fors que l’amer ;
24        C’eſt ſa droiture.
25 Renars a mult grand norreture ;
26 Mult en avons de ſa nature
27        En ceſte terre.
28 Renars porra movoir tel guerre
29 Dont mult bien ſe porroit ſoufferre
30        La régions.
31 Meſires Nobles li lyons
32 Cuide que ſa ſauvacions
33        De Renart viegne.
34 Non fet voir ; de Dieu li ſoviegne
35 Ainçois dout qu’il ne l’en aviegne
36        Domage & honte.
37 Se Nobles ſavoit que ce monte
38 Et les paroles que l’en conte
39        Parmi la vile,
40 Dame Raimborc, dame Poufile[3]
41 Qui de lui tienent lor concile,
42        Çà .x. çà vint,
43 Et dient c’onques mès n’avint
44 N’onques à franc cuer ne ſovint
45        De tel geu faire ;
46 Bien li déuſt membrer de Daire[4]
47 Que li ſien firent à mort traire
48        Par ſ’avariſce.
49 Quant j’oi parler de ſi lait viſce,
50 Par foi toz li cuers m’en hérice
51        De duel & d’ire
52 Si fort que je ne ſai que dire ;
53 Quar je voi roiaume & empire
54        Treſtout enſamble.
55 Que dites-vous ? que il vous ſamble
56 Quant meſires Nobles deſſamble
57        Toutes ſes beſtes,
58 Qu’ils ne puéent metre lor teſtes
59 Aus bons jors ne aus bones feſtes
60        En ſa meſon ;
61 Et ſe n’i ſet nule reſon
62 Fors qu’il doute de la ſeſon,
63        Que n’enchiériſſe ;
64 Mès jà de ceſte anée n’iſſe,
65 Ne mès couſtume n’eſtabliſſe
66        Qui ce braſſa !
67 Quar trop vilain fet embraça :
68 Roneaus[5] li chiens le porchaça
69        Avoec Renart.
70 Nobles ne ſet engin ne art
71 Ne c’uns des aſnes de Sénart
72        Qui buſche porte ;
73 Il ne ſet pas de qu’eſt ſa porte.
74 Por ce fet mal qui li enorte
75        Se tout bien non.
76 Des beſtes orrez ci le non
77 Qui de mal fère ont le renon
78        Toſjours éu.
79 Mult ont grevé, mult ont néu ;
80 Aus ſeignors en eſt meſchéu
81        Et il ſ’en paſſent.
82 Aſſez emblent, aſſez amaſſent ;
83 C’eſt merveille qu’il ne ſe laſſent.
84        Or entendez
85 Com Nobles a les iex bendez,
86 Et ſe ſon oſt eſtoit mandez
87        Par bois, par terre[6],
88 Où porroit-il trouer ne querre[7]
89 En qui il ſe fiaſt de guerre
90        Se meſtier ière ?
91 Renars porteroit la banière,
92 Roneaus, qu’à toz fet laide chière,
93 Feroit la bataille première,
94        O ſoi nului.
95 Bien[8] vous puis dire de celui
96 Jà nus n’aura honor de lui
97        De par ſerviſe.
98 Quant la choſe ſeroit empriſe,
99 Yſengrins, que chaſcuns deſpriſe,
100        Loſt conduiroit ;
101 Où ſe devient, il ſ’enfuiroit.
102 Bernart l’aſne les déduiroit[9]
103        O ſa grant croiz.
104 C’il .iiij. ſont fontaine & doiz,
105 C’il .iiij. ont l’otroi & la voiz
106        De tout l’oſté.
107 La choſe giſt ſor tel coſté
108 C’onques rois de beſtes n’ot té
109        Le bel aroi.
110 Ciſt ſont bien meſnie de roi ;
111 Il n’aiment noiſe ne deſroi
112        Ne grant murmure.
113 Quant meſires Nobles paſture
114 Chaſcuns ſ’en iſt de ſa paſture[10] ;
115        Nus n’i remaint ;
116 Par tens ne ſaurons où il maint.
117 Jà autrement ne ſe demaint
118        Por querre avoir,
119 Qu’il en porra aſſez avoir,
120 Et cil ont aſſez de ſavoir
121        Qui font ſon conte.
122 Bernars gete, Renars meſconte :
123 Ne connoiſſent honor de honte ;
124        Roneaus abaie,
125 Et Yſengrins pas ne ſ’eſmaie.
126 Le ſeau porte troupt qu’il paie[11],
127        Gart chaſcuns ſoi :
128 Yſengrins a .i. ſilz o ſoi
129 Qu’à toz jors de mal fère ſoi ;
130        S’a non Primaut.
131 Renars .i. qui a non Grimaut.
132 Poi lor eſt comment ma rime aut[12],
133        Mès que mal facent,
134 Et que toz les bons us effacent.
135 Diex lor otroit ce qu’il porchacent !
136        S’auront la corde,
137 Lor ouvraingne bien ſ’i acorde,
138 Quar il ſont ſanz miſéricorde
139        Et ſanz pitié,
140 Sanz charité, ſanz amiſtié.
141 Monſeignor Noble ont tuit getié
142        De bons uſages :
143 Ses oſtex ſamble uns recluſages.
144 Aſſez font paier de muſages
145        Et d’avaloingnes
146 A ces povres beſtes lontaingnes
147 A cui il ſont de granz eſſoingnes.
148        Diex les confonde
149 Qui ſires eſt de tout le monde !
150 Et je r’otroi que l’en me tonde
151        Se maus n’en vient ;
152 Quar d’un proverbe me ſovient,
153 Que l’en dit : Tout pert qui tout tient :
154        C’eſt à bon droit.
155 La choſe giſt ſor tel endroit
156 Que chaſcune beſte voudroit
157        Que veniſt l’Once[13].
158 Se Nobles copoit à la ronce
159 De mil n’eſt pas .i. qui en gronce,
160        C’eſt voirs ſanz faille :
161 L’en ſeuſche guerre & bataille,
162 Il ne me chaut, mès que bien n’aille.
   
  Explicit Renart le Bestorné.
 

[1] La signification de cette pièce et même son simple titre ont beaucoup tourmenté jusqu’ici la plupart des érudits qui se sont occupés de Rutebeuf. Legrand d’Aussy, tome Ve des Notices des Manuscrits, dit qu’après avoir lu et relu Renart de Bestourné avec la plus grande attention, il lui a été impossible d’y rien comprendre.

Cette opinion, de la part d’un homme qui s’est montré souvent très-judicieux à l’endroit de notre ancienne littérature, m’étonne d’autant plus qu’il n’est pas difficile, à la première lecture, d’apercevoir dans Renart le Beſtourné, une satire où l’auteur attaque à la fois le roi et les courtisans.

Quant au mot Beſtourné, il est impossible que Legrand d’Aussy n’en ait pas compris le sens. Ce mot se rencontre fréquemment dans notre ancienne langue et signifie doublement changé, métamorphosé. Il est employé par Rutebeuf à différentes reprises. (Voy. sa pièce de La Vie dou monde, où il s’en sert deux fois.)

Daunou n’a pas été moins sévère que Legrand d’Aussy pour cette pièce, car il a dit d’elles « Rutebeuf a fait un le Renart le Beſtourné, apparemment le mal tourné. Ce n’est pas son meilleur ouvrage. C’est un vrai tissu d’équivoques souvent obscures. »

Selon moi (telle. est l’explication que je hasardais dans ma première édition de Rutebeuf), les premiers traits satiriques de Renart le Beſtourné tombent directement sur Thibaut, roi de Navarre, qui, possédant la Brie et la Champagne (que Rutebeuf appelle le Vignoble), était en quelque sorte sire de tout l’avoir de monseigneur Nobles, c’est-à-dire du Roi, car, dans le Roman du Renart, ce mot désigne le Roi des animaux.

Le reste de la satire s’applique évidemment, disais-je, à d’autres grands seigneurs que gouvernait saint Louis ; mais lesquels Rutebeuf a-t-il voulu désigner par tel ou tel nom ? — C’est ce qu’il serait assez difficile de dire. Ainsi Roneaus (le chien dans le Roman du Renart) est il le comte de la Marche ou tout autre ? — Isengrins (le loup), cache-t-il le duc de Bourgogne ou celui de Bretagne ? — Bernars (l’âne) est-il l’évêque de Paris ou légat du pape ? — Les allusions de Rutebeuf sont trop vagues pour qu’elles puissent aujourd’hui servir de base à autre chose qu’à des conjectures ; mais évidemment le poëte a voulu signaler quatre seigneurs de la cour et du conseil de Louis IX, sans oser toutefois, par prudence, les désigner d’une façon trop ostensible.

J’ajoutais : « Comme dans toute la pièce l’auteur emploie le temps présent, et que tout semble y indiquer qu’il parle de personnages existants, est-ce à dire qu’elle fut écrite du vivant de Thibaut de Navarre ? — Je ne le crois pas. Thibaut mourut en 1248, et nous n’avons rien de Rutebeuf qui remonte à cette époque. Thibaut ne put jamais, en outre, s’enrichir à Constantinople, puisqu’il n’y fut pas, etc. Je regarde donc comme établi que Rutebeuf a seulement voulu citer Thibaut comme type, et désigner en général, par le mot Renart, les hauts personnages qui lui ressemblaient. »

L’historien spécial de saint Louis, M. le comte de Villeneuve, membre de l’Académie des inscriptions, consulté par moi au sujet de Renart le Bestourné me répondit que le sens de la pièce lui paraissait fort clair à la façon des centuries de feu Michel Nostradamus que Dieu absolve ! Non qu’on doive voir en elle un coq-à-l’âne, mais parce qu’elle fait allusion à des faits sur lesquels l’histoire n’a donné aucun jour.

Depuis lors, M. P. Paris, dans son travail sur Rutebeuf (t. XX de l’Hist. littér. de la France), a proposé une autre explication qui prolongerait trop, selon moi, la vie de notre trouvère. « En admettant, dit le savant académicien, que l’intention du poëte soit de rappeler les habitudes de Philippe-le-Hardi, les énigmes de Renart Bestourné disparaîtront, et tout y fera naître notre intérêt comme pouvant venir en aide aux indications historiques assez obscures pour ce règne. Rappelons les traits les plus saillants de cette satire. Renart, dit Rutebeuf, n’est pas mort. Il est maître des domaines royaux et des terres voisines. Il a ruiné l’empire grec ; l’empereur lui-même s’était vu presque réduit à l’état de misérable pêcheur. Oh ! que ne sait le roi Noble comme on le blâme de la confiance qu’il lui prodigue ! C’est Renart qui lui a persuadé d’éconduire ses amis et de fermer son hôtel, même aux grands jours de fêtes, comme s’il devait craindre de voir les denrées enchérir. Quelques traîtres décident de tout aujourd’hui. Admirable société pour un roi que des gens efſrayés de tout ! Quand Mgr Nobles est à table, ils font un désert autour des mets, tant ils craignent qu’on ne leur ravisse les proſits de l’hôtel ! Heureusement il nous reste un espoir, c’est que Dieu leur enverra la récompense qu’ils cherchent, la seule qu’ils méritent. — la corde. »

M. Paris rapproche ensuite de ces paroles un passage d’une chronique inédite (ms. de la Bibl. nat., n° 8396) sur Philippe-le-Hardi, qui correspond parfaitement au thème du poëte. On sait, d’ailleurs, que Pierre de la Broce, ancien barbier de saint Louis, devenu ministre, en butte à la haine de tous les barons et les grands, fut pendu au gibet de Montfaucon. J’ai même publié sa Complainte il y a quelques années.

[2] Le Ms. 7615 dit caves.

[3] Ces personnages ſigurent dans le Roman du Renart.

[4] Daire ; il devrait bien se souvenir de Darius.

[5] Ms. 7633. Var. Roniaux. — Ms. 7615. Var. Rooniaux (le chien dans le Roman du Renart).

[6] MS. 7615. Var. par mer.

[7] Les six vers qui suivent sont tronqués dans le Ms. 7675. Ces altérations au texte primitif n’ont rien d’étonnant, car, bien que l’écriture de ce manuscrit soit du XIIIe siècle, la copie de Renart le Bestourné et celle de l’Évangile des Femmes, petite pièce satirique fort spirituelle que j’ai donnée dans mon recueil intitulé Jongleurs et Trouvères, y sont d’une main postérieure qui décèle environ le XVe siècle.

[8] Ms. 7633. Var. tant.

[9] Ms. 7615. Var. conduiroit.

[10] Ms. 7615. Var. closture.

[11] Ms. 7633.Var. Le séel porte tropt que il paie.

[12] Ms. 7615. Var. Pou si leur est coument mal ault (aille).

[13] L’Once, l’ours, dans le Roman du Renart.

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