Achille Jubinal, Les Plaies dou Monde
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 24-29.
   
  Les Plaies dou Monde[1].
  Mss. 7218, 7615, 7633.
   
1 Rimer me covient de ceſt monde
2 Qui de tout bien ſe vuide & monde
3 Por ce que de tout bien ſe vuide
4 Diex ſoloit tiſtre & or deſvuide ;
5 Par tens li ert faillie traime.
6 Savez porquoi nus ne ſ’entr’aime ?
7 Gent ne ſe vuelent entr’amer,
8 Qu’aus cuers des genz tant entre amer,
9 Cruauté, rancune & envie,
10 Qu’il n’eſt nus hom qui ſoit en vie
11 Qui ait talent d’autrui preu2] fère,
12 S’en feſant n’i fet ſon afère.
13 N’i vaut riens parenz ne parente :
14 Povre parenz nus n’aparente ;
15 Mult eſt parenz & pou amis.
16 Nus n’i prent mès s’il n’i a mis[3] :
17 Qui riches eſt ſa parenté ;
18 Mès povres hom n’a parent té,
19 S’il le tient plus d’une jornée,
20 Qu’il ne plaingne la ſéjornée,
21 Qui auques a, ſi eſt amez,
22 Et qui n’a riens, ſ’eſt ſols clamez.
23 Fols eſt clamez cil qui n’a rien ;
24 N’a pas vendu tout ſon meſrien,
25 Ainz en a .i. ſou retenu.
26 N’eſt mès nus qui reveſte nu,
27 Ainçois eſt partout la couſtume
28 Qu’au deſouz eſt chaſcuns le plume,
29 Et le gete-on en la longaingne ;
30 Por c’eſt cil fol qui ne gaaingne
31 Et qui ne garde ſon gaaing,
32 Qu’en povreté à grant mehaing.
33 Or avez la première plaie
34 De ceſt ſiècle ſor la gent laie.
   
35 La ſeconde n’eſt pas petite
36 Qui ſor la gent clergie eſt dite.
37 Fors eſcoliers, autre clergié
38 Sont tuit d’avariſce vergié[4].
39 Plus eſt bons clers qui plus est riches,
40 Et qui plus a ſ’eſt li plus chiches ;
41 Quar il a fet à ſon avoir
42 Hommage, ce vous ſaz savoir ;
43 Et puiſqu’il n’eſt ſires de lui,
44 Comment puet-il aidier nului ?
45 Ce ne puet eſtre : ce me ſamble
46 Que plus amaſſe & plus aſſamble
47 Et plus li pleſt à regarder.
48 Si ſe leroit ainſois larder
49 Que l’en en péuſt bonté trère,
50 S’on ne li fet à ſorce fère ;
51 Ainz leſt bien aler & venir
52 Les povres Dieu ſanz ſouvenir.
53 Toz jors aquiert juſqu’à la mort ;
54 Mès quant la mort à lui ſ’amort,
55 Que la mort vient qui le veut mordre,
56 Qui de riens n’en fait à remordre,
57 Si ne li leſt pas délivrer.
58 A autrui li covient livrer
59 Ce qu’il a gardé longuement,
60 Et il muert ſi ſoudainement
61 C’on ne veut croire qu’il ſoit mors ;
62 Mors eſt-il com vils & com ors,
63 Et com ers à autrui chaté ;
64 Or a ce qu’il a achaté.
65 Son teſtament ont en lien
66 Ou archediacre ou dien[5],
67 Ou autre qui ſont ſi acointe,
68 Si n’en part puis ne chiez[6] ne pointe :
69 Se gent d’ordre l’ont entre mains,
70 Et il en donent (c’eſt le mains),
71 S’en donent por ce c’on le ſache,
72 Xx. paire de ſollers de vache
73 Qui ne lor couſtent que .xx. ſols :
74 Or eſt cil ſauvés & aſſous[7] !
75 S’il a bien fet, lors ſi le trueve,
76 Que dès lors eſt-il en l’eſprueve !
77 Leſſiez-le, ne vous en ſoviegne ;
78 S’il a bien fet, bien l’en coviegne.
79 Avoir de lonc tens amaſſé
80 Ne véiſtes ſi toſt paſſé,
81 Quar li mauſez ſa part en oſte
82 Por ce qu’il a celui à oſte.
83 Cil ſont parent qu’au partir pèrent :
84 Les laſſes âmes le compèrent
85 Qui en reçoivent la juſtice
86 Et li cors au jor du juiſe :
87 Avoir à clers, toiſon[8] à chien,
88 Ne puéent pas venir à bien.
   
89 Tout plainement droit eſcolier
90 Ont plus de paine que colier
91 Quant il ſont en eſtrange terre,
92 Por pris & por honor conquerre
93 Et por honorer cors & âme,
94 S’il n’en ſovient homme ne fame.
95 S’on lor envoie, c’est trop pou :
96 Il leur ſovient plus de ſaint Pou[9]
97 Que d’apoſtre de paradis ;
98 Quar ils n’ont mie .x. & .x...
99 Les mars d’or ne les mars d’argent :
100 En dangier ſont d’eſtrange gent.
101 Cels pris, cels aim, & je ſi doi ;
102 Cels doit l’en bien monſtrer au doi,
103 Qu’il ſont el ſiècle cler ſemé :
104 Si doivent eſtre miex amé.
   
105 Chevalerie eſt ſi grant choſe,
106 Que la tierce plaie n’en oſe
107 Parler qu’ainſi com par defors ;
108 Car tout auſſi comme li ors
109 Eſt li mieudres métaus c’on truiſe,
110 Eſt-ce li puis là où l’en puiſe
111 Tout ſens, tout bien & toute, honor :
112 Si eſt droiz que je les honor ;
113 Mès tout auſſi com draperie
114 Vaut mieux que ne fet freperie,
115 Valurent miex cil qui jà furent
116 De cels qui ſont & il ſi durent ;
117 Quar cis ſiècles eſt ſi changiez
118 Que uns leus blans a toz mengiés
119 Les chevaliers loiaus & preus :
120 Por ce n’eſt mès li ſiècles preus.
   
  Expliciunt les Plaies du Monde.
 

[1] Cette pièce est un peu moins vigoureuse que celle qui suit. Les reproches qu'elle formule sont plus vagues et moins précis que ceux de La Vie du monde. Toutefois elle ne manque pas d'une certaine énergie générale assez pareille à celle de nos vieux sermonnaires, lorsqu'ils s'attaquent à tous les rangs de la société. Par une exception honorable, Rutebeuſ y ménage beaucoup les écoliers et les chevaliers. Il y fait même leur éloge, peut-être parce que ces deux classes d'auditeurs se montraient envers lui plus généreuses que les autres.

[2] Preu, profit.

[3] Ms. 7633. Var. N'uns n'at parens ni at mis.

[4] L'auteur de Renart le Nouvel adresse à peu près les mêmes reproches au clergé (édition du Renart de Méon, tome IV, page 429) :

                    . . . . . Hélas ! clergiés, que reſpondrés

                   Au grant jour quant vous i venrés

                   Devant la face Jhéſu-Cris,

                   K'en ſen lieu vous a çà jus mis

                   Por bien dire & por miex ouvrer

                   Et por nous avoec lui mener ?

                   Eſcuſés ne vos porés mie,

                   Car il vera vos félaunie

                   De convoitiſe & d'avariſce

                   Et d'eſcarſeté, ce let viſce,

                   D'orguel & de ghille & d'envie

                   . . . . . vous avez tuit paſcience

                   Eſtroite & large conſcience,

                   Dont je di qu'elſtes ocoiſons

                   De tous les maus que nous faiſons, &c.

[5] Ms. 7633. Var. doyen.

[6] Ms. 7633. Var. chief.

[7] Tout ce passage est une critique amère de ceux qui en mourant laissaient les ordres religieux pour exécuteurs testamentaires, et de la manière dont ceux-ci s'acquittaient de leur mission.

[8] Ms. 7633. Var. teiſſon.

[9] Saint Paul. (Voyez pour cette locution la note de la dernière strophe de La Povretei Rutebeuf.)

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