Michel Zink, Les plaies du monde
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 1, pp. 68-74.
   
  DES PLAIES DU MONDE
   
1 Rimeir me covient de cest monde
2 Qui de touz biens ce wide et monde.
3 Por ce que de tot bien se wide,
4 Diex soloit tistre et or deswide[1].
5 Par tans li iert faillie traimme.
6 Saveiz por quoi nuns ne s’entraimme ?
7 Gens ne se wellent entrameir,
8 Qu’einz cuers de genz tant entre ameir,
9 Cruautei, rancune et envie,
10 Qu’il n’est nuns hom qui soit en vie
11 Qui ait talant d’autrui preu faire
12 S’en faisant n’i fait son afaire. f. 6 v° 2
13 N’i vaut riens parenz ne parente :
14 Povre parent nuns n’aparente[2],
15 Mout est parens et pou amis.
16 Nuns n’at parens c’il n’i a mis :
17 Qui riches est, s’at parentei,
18 Mais povres hom n’at parent teil,
19 C’il le tient plus d’une jornee,
20 Qu’il ne pleigne la sejornee[3].
21 Qui auques at, si est ameiz[4],
22 Et qui n’at riens c’est fox clameiz.
23 Fox est clarneiz cil qui n’at riens :
24 N’at pas tot perdu son marrien,
25 Ainz en a .I. fou[5] retenu.
26 N’est mais nuns qui reveste nu,
27 Ansois est partout la coustume
28 Qu’au dezouz est, chacuns le plume
29 Et le gietë en la longaigne.
30 Por ce est fox qui ne gaaigne
31 Et qui ne garde son gahaing,
32 Qu’en povretei a grant mahaing.
33 Or avez la premiere plaie
34 De cest siecle seur la gent laie.
35        La seconde n’est pas petite
36 Qui sus la gent clergie est dite.
37 Fors escolier, autre clergié
38 Sont cuit d’avarisce vergié.
39 Plus est bons clers qui plus est riches,
40 Et qui a plus a, s’est li plus chiches,
41 Car il at fait a son avoir
42 Homage, se vos fais savoir.
43 Et puis qu’il n’est sires de lui,
44 Comment puet il aidier nelui ?
45 Ce ne puet estre, ce me semble.
46 Com plus amasse et plus assemble,
47 Et plus li plait a regardeir.
48 Si ce lairoit avant lardeir f. 7 r° 1
49 Que on en peüst bonté traire
50 S’on ne li fait a force faire,
51 Ainz lait bien aleir et venir
52 Les povres Dieu sens souvenir.
53 Touz jors acquiert jusqu’a la mort.
54 Mais quant la mors a lui s’amort,
55 Que la mort vient qui le wet mordre,
56 Qui de riens n’en fait a remordre,
57 Si ne le lait pas delivreir :
58 A autrui li covient livreir
59 Ce qu’il at gardei longuement,
60 Et il muert si soudainement
61 C’om ne wet croire qu’il soit mors.
62 Mors est il com viz et com ors
63 Et com cers a autrui chateil.
64 Or at ce qu’il at achetei.
65 Son testament ont en lien
66 Ou archediacre ou doyen
67 Ou autre qui sont sui acointe,
68 Si n’en pert puis ne chief ne pointe.
69 Se gent d’Ordre l’ont entre mains
70 Et il en donent, c’est le mains :
71 S’en donent por ce qu’on le sache
72 .XX. paires de solers de vache
73 Qui ne lor coustent que .XX. souz.
74 Or est cil sauvez et assoux[6] !
75 C’il at bien fait, lors si le trueve,
76 Que des lors est il en l’esprueve.
77 Laissiez le, ne vos en sovaigne :
78 C’il at bien fait, si l’en convaigne.
79 Avoir de lonc tans arnassei
80 Ne veïstes si tost passei,
81 Car li mauffeiz sa part en oste
82 Por ce qu’il at celui a hoste.
83 Cil sunt parent qu’au partir peirent.
84 Les lasses aimes le comperent f. 7 r° 2
85 Qui en resoivent la justise,
86 Et li cors au jor dou Juise.
87 Avoir a clers, toison a chien
88 Ne doivent pas venir a bien[7].
89 Tout plainnement droit escolier[8]
90 Ont plus de poinne que colier.
91 Quant il sont en estrange terre
92 Por pris et por honeur conquerre
93 Et por honoreir cors et ame,
94 Si ne sovient home ne fame.
95 S’om lor envoie, c’est trop pou.
96 Il lor sovient plus de Saint Pou[9]
97 Que d’aspostre de paradix,
98 Car il n’ont mie dix et dix
99 Les mars d’or ne les mars d’argent.
100 En dongier sunt d’estrange gent.
101 Ceux pris, cex aing, et je si doi,
102 Cex doit on bien monstreir au doi
103 Qu’il sunt el siecle cleir semei.
104 Si doivent estre miex amei.
105        Chevalerie est si granz choze
106 Que de la tierce plaie n’oze
107 Parleir qu’ainsi com par defors.
108 Car tout aussi comme li ors
109 Est li mieudres metaux c’om truisse,
110 Est ce li puis lai ou on puise
111 Tout sen, tout bien et toute henour.
112 Si est droiz que je les honour.
113 Mais tout aussi corn draperie
114 Vaut miex que ne fait fraperie,
115 Valurent miex cil qui ja furent
116 De seux qu’or sont, et il si durent,
117 Car ciz siecles est si changiez
118 Que un leux blans a toz mangiez
119 Les chevaliers loiaux et preux.
120 Por ce n’est mais ciz siecles preuz.
   
  Explicit.
   
   
Manuscrits : A, f. 323 v° ; B, f. 73 r° ; C, f. 6 v°. Texte de C.
 
Titre : AB Les plaies du monde - 10. B Que n’est - 15, 16. B mq. - 16. A Nus n’i prent mes - 17. B Que r. est son p. - 24. AB pas vendu tout son m. - 29. A Et le gete on en, B Et si le g. en, C on mq. - 30. AB Por c’est cil f. - 39. B c. et plus - 46. A Que - 49. B en oïst b. - 67. B Outre qui - 68. B ne cul ne p. - 87. AS toison, C teisson - 88. A Ne pueent. - 104. B Bien devez miex estre amen - AB Expliciunt (B Explicit) les plaies du monde.
 

[1] L’image du fil et de la trame est familière à Rutebeuf (Griesche d’hiver 89 ; Griesche d’été 59 ; Mariage 9). Ici, l’idée est que le monde approche de sa fin et est en décadence : Dieu ne crée plus (ne file plus), il se contente de dévider (de mettre les écheveaux de fil sur le dévidoir) ; ainsi, il n’aura bientôt plus de quoi tisser (le fil lui manquera pour la trame).

[2] Cf. Prov. 19, 7 et 14, 20. Morawski 1586 : « Parent, parent, dolant celui qui n’a niant. » Voir F.-B. I, 378.

[3] Cf. Morawski 1562 : « Ostes et pluie a tierz jor ennuie » et 2479 : « Vien tu, parent ? Non si sovent. »

[4] Cf. Hypocrisie 656.

[5] Jeu sur l’ambiguïté du mot fou, « hêtre ». Cf. Mariage 69.

[6] Le testament du défunt prévoit qu’une partie de sa fortune sera consacrée à des aumônes destinées à racheter ses péchés. Mais les héritiers se dérobent tant qu’ils peuvent à cette obligation, et l’âme en peine ne peut compter sur leurs aumônes dérisoires pour lui ouvrir les portes du ciel.

[7] Proverbe : cf. Godefroy X, 773c.

[8] A, contrairement à C, place un alinéa au v. 89, faisant ainsi de la pauvreté des étudiants une « plaie » particulière. Mais le v. 106 spécifie bien que la décadence de la chevalerie est la troisième plaie, et non la quatrième. En réalité, la pauvreté des étudiants est une sorte d’envers de l’avarice des autres clercs (cf. v. 37) et elle forme avec elle une seule plaie.

[9] Même jeu de mots sur pou, « peu », et saint Pou, « saint Paul » dans Hypocrisie 218. Ici, où l’identité du saint est de peu d’importance, on a tenté de conserver le jeu de mots dans la traduction en remplaçant saint Paul par saint Léger.

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