J. Bastin & E. Faral, Le testament de l’âne
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, J. Bastin & E. Faral, 1959-1960 : Paris, Picard, vol. 1, pp. 231-237.
   
  C’est li testament de l’asne.
   
1        Qui vuet au siecle a honeur viure[1]
2 Et la vie de ceux ensuyre
3 Qui beentbees, AB 169, ind. pr. 2 de beer a : aspirer à ; AT, ind. pr. 3, bee ; H 201, BF 3 beent, ind. pr. 6 ; AT 1050 bea, parf. 3 ; AU 159 beé (g’y ai beé), p. p. : j’y ai aspiré — BF 112 bee, ind. pr. 1 de beer. a avoir chevance
4 Mout trueve au siecle de nuisance,
5 Qu’il at[2] mesdizans d’avantage
6 Qui de ligier li font damage,
7 Et si est[3] touz plains d’envieux,
8 Ja n’iert[4] tant biaux ne gracieux.
9 Se dix en sunt chiez lui assis,
10 Des mesdizans i avra six
11 Et d’envieux i avra nuef.
12 Par derrier nel prisent un oef
13 Et par devant li font teil feste
14 Chacuns l’encline de la teste.
15 Coument n’avront de lui envie[5]
16 Cil qui n’amendent de sa vie,
17 Quant cil l’ont qui sont de sa table,
18 Qui ne li sont ferm ne metable ?
19 Ce ne puet estre, c’est la voire.
20 Je le vos di por un prouvoire
21 Qui avoit une bone esglise,
22 Si ot toute s’entente mise
23 A lui chevirchevir, BF 23 : se procurer les moyens de vivre. et faire avoiravoir, H 250, AV 134, BF 23, inf. subst. : biens, fortune. :
24 A ce ot tornei son savoir.
25 Asseiz ot robes et deniers,
26 Et de bleif toz plains ses greniers,
27 Que li prestres savoit bien vendre
28 Et pour la venduë atendre[6]
29 De Paques a la Saint Remi ;
30 Et si n’eüst si boen ami[7]
31 Qui en peüst riens nee traire,
32 S’om ne li fait a force faire.
33        Un asne avoit en sa maison,
34 Mais teil asne ne vit mais hom,
35 Qui vint ans entiers le servi ;
36 Mais ne sai s’onques teil serf vi.
37 Li asnes morut de viellesce,
38 Qui mout aida a la richesce.
39 Tant tint li prestres son cors chier
40 C’onques nou laissat acorchier
41 Et l’enfoÿ ou semetiere :
42 Ici lairai ceste matiere. fol. 5 r°
43        L’evesques ert d’autre manière,
44 Que covoiteux ne escharseschars, AR 4, BF 44 : avare. n’iere,
45 Mais cortois et bien afaitiez,
46 Que, s’il fust jai bien deshaitiez
47 Et veïst preudome venir,
48 Nuns nel peüst el list tenir ;
49 Compeigne de boens crestiens[8]
50 Estoit ses droiz fisiciensfisicien, AQ 47, BF 50 : médecin — E 41, maîtres de la faculté de médecine. ;
51 Touz jors estoit plainne sa sale.
52 Sa maignie n’estoit pas male,
53 Mais quanque li sires voloit
54 Nuns de ses sers ne s’en doloit :
55 S’il ot mueblemuebles, BF 55 : possessions mobilières., ce fut de detedete (de), BF 55 : non payé, à son passif.,
56 Car qui trop despent il s’endete.
57        Un jour, grant compaignie avoit
58 Li preudons qui toz biens savoit ;
59 Si parla l’en de ces clers riches
60 Et des prestres avers et chiches
61 Qui ne font bontei ne honour
62 A evesque ne a seignour.
63 Cil prestres i fut emputeizemputeiz, BF 63 : accusé calomnieusement.
64 Qui tant fut riches et monteiz.
65 Ausi bien fut sa vie dite
66 Con s’il la veïssent escrite,
67 Et li dona[9] l’en plus d’avoir
68 Que troi n’em peüssent avoir,
69 Car hom dit trop plus de la choze
70 Que hom n’i trueve a la parcloze.
71        « Ancor at il teil choze faite
72 Dont granz monoie seroit traite
73 S’estoit qui la meïst avant,
74 Fait cil qui vuet servir devant,
75 Et s’en devroit grant guerredon.
76 — Et qu’a il fait ? dit li preudom.
77 — Il at pis fait c’un Bedüyn,
78 Qu’il at son asne Baudüyn
79 Mis en la terre beneoite.
80 — Sa vie soit la maleoite,
81 Fait l’esvesques, se ce est voirs !
82 Honiz soit il et ses avoirs !
83 Gautier, faites le nos semondre,
84 Si orrons le prestre respondre
85 A ce que Robers li mest seure ;
86 Et je di, se Dex me secoure,
87 Se c’est voirs j’en avrai l’amende.
88 — Je vos otroi que l’an me pande
89 Se ce n’est voirs que j’ai contei ;
90 Si ne vos fist onques bontei[10]. »
91        Il fut semons ; li prestres vient ;
92 Venuz est, respondre couvient
93 A son evesque de cest quas
94 Dont li prestres doit estre quasquas, BF 94, adj. : cassé..
95 « Faus desleaux, Deu anemis,
96 Ou aveiz vos vostre asne mis ?
97 Dist l’esvesques ; mout aveiz fait
98 A sainte Esglise grant meffait,
99 Onques mais nuns si grant n’oÿ,
100 Qui aveiz votre asne enfoÿ
101 La ou on met gent crestienne.
102 Par Marie l’Egyptienne[11],
103 S’il puet estre choze provee
104 Ne par la bone gent trovee,
105 Je vos ferai metre en prison,
106 C’onques n’oÿ teil mesprisonmesprison, X 76, BG 21, BF 106, AW 114 : tort, faute.. »
107 Dit li prestres : « Biax tres dolz sire,
108 Toute parole se lait dire[12] ;
109 Mais je demant jor de conseil[13],
110 Qu’il est droiz que je me conseil
111 De ceste choze, s’il vos plait ;
112 Non pas que je i beebees, AB 169, ind. pr. 2 de beer a : aspirer à ; AT, ind. pr. 3, bee ; H 201, BF 3 beent, ind. pr. 6 ; AT 1050 bea, parf. 3 ; AU 159 beé (g’y ai beé), p. p. : j’y ai aspiré — BF 112 bee, ind. pr. 1 de beer. en plait[14].
113 — Je vuel bien le conseil aiez,
114 Mais ne me tieng paz apaiez[15] fol. 5 v°
115 De ceste choze s’ele est voire.
116 — Sire, ce ne fait pas a croire. »
117        Lors se part li vesques dou prestre,
118 Qui ne tient pas le fait a feste.
119 Li prestres ne s’esmaie mie,
120 Qu’il seit bien qu’il at bone amie :
121 C’est sa borce, qui ne li faut
122 Por amende ne por defaut.
123        Que que foz dort, et termes vient[16].
124 Li termes vint et cil revient ;
125 Vint livres en une corroie,
126 Touz sés et de bone monoie[17],
127 Aporta li prestres o soi.
128 N’a garde qu’il ait fain ne soi[18].
129 Quant l’esvesques le voit venir,
130 De parleir ne se pot tenir :
131 « Prestres, consoil aveiz eü
132 Qui aveiz votre senz beü.
133 — Sire, consoil oi ge sens faille,
134 Mais a consoil n’afiert bataille[19] ;
135 Ne vos en deveiz mervillier,
136 Qu’a consoil doit on concillier.
137 Dire vos vueul ma conscience
138 Et, s’il i afiert penitance,
139 Ou soit d’avoir ou soit de cors[20],
140 Adons si me corrigiez lors. »
141        L’evesques si de li s’aprouche[21]
142 Que parleir i pout bouche a bouche ;
143 Et li prestres lieve la chierechiere, AQ 28, AU 303, BD 139, 188, BF 143 : visage — AK 92, BE 100, faire laide chiere : faire mauvais visage ; AT 1420 faire bele chiere : faire beau visage ; AT 1640 a bele chiere : d’un air accueillant — AV 700 enclina la chiete : baissa la tête, salua.,
144 Qui lors n’out pas monoie chiere[22].
145 Desoz sa chape tint l’argent :
146 Ne l’ozat montreir pour la gent.
147 En concillant[23] conta son conte
148 « Sire, ci n’afiert plus lonc conte :
149 Mes asnes at lonc tans vescu ;
150 Mout avoie en li boen escu.
151 Il m’at servi et volentiers
152 Moult loiaument vint ans entiers :
153 Se je soie de Dieu assoux,
154 Chacun an gaaingnoit vint soux,
155 Tant qu’il at espairgnié vint livres.
156 Pour ce qu’il soit d’enfer delivres
157 Les vos laisse en son testament. »
158 Et dist l’esvesques : « Diex l’ament[24]
159 Et si li pardoint ses meffais
160 Et toz les pechiez qu’il at fais ! »
161        Ensi con vos aveiz oÿ,
162 Dou riche prestre s’esjoÿ[25]
163 L’evesques por ce qu’il mesprit :
164 A bontei faire li aprist[26].
165 Rutebués nos dist et enseigne
166 Qui deniers porte a sa besoingne
167 Ne doit douteir mauvais lyens[27].
168 Li asnes remest crestiens,
169 A tant la rime vos en lais[28],
170 Qu’il paiat bien et bel son laislais, Y 163, J 88, K 26, BF 170, s. m. : legs, testament — E 71, G 52, faire son l. : être à l’article de la mort..
   
  Explicit.
   
   
Manuscrit : C, fol. 4 v°.
Alinéas du ms.
Graphies normalisées : seux v. 2 ; ces v. 26, 50, 54, 82, 159 ; c’ v. 46, 55, 66, 75, 103, 111, 115, 138 ; cens v. 133.
Ms. 12 ne p. ; oesMs. 49 compeignieMs. 134 Mains (n exponctué)154 gaiaingnoit (premier i exponctué).
 

[1] 1-2. Nous reproduisons le ms. à la lettre, malgré le vice de la rime viure : ensuyre. En soi, ensuyre serait possible, mais non viure (< vivere). En tout cas, pour ces mots, les formes authentiques sont, chez Rutebeuf, vivre et ensivre : voir la table des rimes.

[2] at, « il y a » (dans le siècle, dans le monde).

[3] est. Le sujet est le siècle.

[4] iert. Le sujet est l’homme en question. — Nous rattachons ce vers au précédent conformément aux nombreux exemples de ce tour de phrase rassemblés par Tobler, V. B., I, n° 19, et où la concessive introduite par ja tant vient en fin de période. Tous les autres éditeurs du texte ont coupé après le v. 7 et rattaché le vers 8 à la phrase qui suit. Bien qu’ils n’aient tenu compte ni du fait de langue sus-indiqué, ni de ce que, par la rime, les v. 7-8 forment couplet, leur façon de construire aurait l’avantage de rendre moins abrupt le changement de sujet du v. 7 au v. 8 et de rendre plus clair le rapport logique entre idées. Peut-être aussi serait-elle justifiable par l’exemple d’une construction qui semble analogue dans BC 68-70.

[5] 15-18. « Comment ceux-là ne le jalouseraient-ils pas qui ne profitent pas de son train de vie quand il est jalousé de ceux qui mangent à sa table et qui ne lui sont pourtant pas dévoués ? »

[6] 28-29. Dates fantaisistes : on ne moissonne pas à Pâques. Entendre simplement que le prêtre, ayant engrangé, attend, pour vendre, les hauts cours. — Au v. 28, hiatus anormal ; correction de Kressner, s’atendre ; de Montaiglon et Raynaud, pour bien la vendue. La façon de couper de (v. a tendre) suggère plutôt a atendre.

[7] 30-32. Manque de concordance entre les formes verbales.

[8] crestien, selon l’usage courant, qui est aussi celui de l’auteur (cf., ici même v. 101 et 168), est trisyllabique. La mesure impose la correction compeignie en compeigne, de sens équivalent. Un même auteur (et Rutebeuf lui-même, cf. v. 57) emploie indifféremment l’un et l’autre mot : cf. le T.-L., II, 613.

[9] dona, « attribua (en paroles) ».

[10] faire bonté, « faire un présent ».

[11] On ne saurait induire de là que l’auteur ait composé ce fabliau après sa Vie de l’Égyptienne.

[12] Proverbe : Morawski, n° 2433 (var.), « Toutes paroles se laissent dire ».

[13] jor de conseil ; cf. v. 131 et 133 : c’est le délai qu’un appelé en cause est juridiquement en droit de demander avant que l’affaire soit jugée.

[14] Il est difficile de reconnaître ici l’expression beer a, dont le sens courant est « chercher à, viser à quelque chose », puisque, dans le texte, bee est suivi de en. Mais i beer, si l’on se réfère à AU 159, peut signifier « perdre son temps ». Le sens serait, pour notre passage, « (si je demande un jour de conseil), ce n’est pas que je perde mon temps en procédure ».

[15] Le ms. semble bien porter apaiez en un seul mot : ainsi l’ont lu tous nos devanciers. a paiez serait grammaticalement correct, l’attribut pouvant dans la locution se tenir a être au cas sujet (cf. Rose, éd. E. Langlois, t. I, p. 342) ; mais l’évêque n’a pas demandé à être payé, il n’a parlé que de prison (v. 105). apaiez, « satisfait «, donne un sens meilleur. Il est vrai que manque alors la préposition a après se tenir ; mais il peut y avoir haplologie. Sur cette omission de a devant l’initiale a, voir Nyrop, t. I, § 287, et Tobler, V. B., t. I, n° 32, note finale.

[16] Cf. Morawski, n° 1773 : « Que que fouz face, jours ne se tarde ». — et annonce la principale après la temporelle : fait connu, mais seul exemple certain chez Rutebeuf ; et remarquer que c’est dans une citation.

[17] sés, « secs ». Cf. H 167 et note.

[18] Muni de sa bourse comme il l’est, le prêtre n’a à craindre ni faim ni soif, c’est-à-dire qu’il est bien tranquille sur la suite de l’affaire.

[19] 134-136. Le prêtre relève d’abord (v. 134) les paroles menaçantes de l’évêque en jouant sur le mot consoil : « du moment qu’il s’agit d’examiner, ne prenez pas un ton agressif ». Puis (v. 136), glissant encore sur le sens du mot, il demande à parler a conseil, c’est-à-dire secrètement.

[20] Sous forme d’une amende ou d’un châtiment corporel.

[21] 141-142. Comme l’avait demandé le prêtre (v. 136).

[22] « qui ne pensait pas à ménager son argent ».

[23] En concillant, sans être entendu des autres.

[24] Diex l’ament, « Dieu le protège ». Cf. F 120 et note.

[25] 162-164. « L’évêque se réjouit que le riche prêtre ait commis une faute : cette faute apprit (en effet) au prêtre à faire des présents. »

[26] Cf. v. 90 et note.

[27] mauvais lyens. Expression toute faite ; cf. Rues de Paris (Méon, III, v. 150) : « Que vos gart (s. Julien) de mauvais liens ».

[28] 169-170. En intervertissant les deux vers, comme l’a fait Kressner, le sens serait meilleur (le v. 170 expliquant le v. 168).

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