Achille Jubinal, De la griesche d'yver
word Télécharger le texte en version Word (avec notes)
pdf Télécharger le texte en version PDF (avec notes)
excel Télécharger le texte en version Excel (sans notes)
pdf Télécharger la fiche des manuscrits (PDF)
lien Consulter les manuscrits
lien Consulter l'édition panoptique de ce texte
Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 26-31.
   
De la Griesche d’Yver[1].
  Mss. 7218, 7615, 7633.
   
1 Contre le tens qu’arbre deffueille
2 Qu’il ne remaint en branche fueille
3        Qui n’aut à terre,
4 Por povreté, qui moi aterre,
5 Qui de toutes pars me muet guerre,
6        Contre l’yver,
7 Dont mult me ſont changié li ver,
8 Mon dit commence trop diver
9        De povre eſtoire.
10 Povre ſens & povre mémoire
11 M’a Diex doné li rois de gloire
12        Et povre rente,
13 Et froit au cul quant bise vente.
14 Li vens me vient, li vens m’eſvente,
15        Et trop ſovent
16 Pluſors foies ſent le vent.
17 Bien le m’ot grieſche en covent
18        Quanques me livre ;
19 Bien me paie, bien me délivre :
20 Contre le ſout me rent la livre
21        De grant poverte.
22 Povretez eſt ſor moi reverte
23 Toz jors m’en eſt la porte ouverte,
24        Toz jors i ſui
25 Ne nule foiz ne m’en eſſui ;
26 Par pluie moil, par chaut eſſui.
27        Ci a riche homme ;
28 Je ne dorm que le premier ſomme.
29 De mon avoir ne ſai la ſomme
30        Qu’il n’i a point.
31 Diex me fet le tens ſi à point :
32 Noire mouſche en eſlé me point,
33        En yver blanche[2].
34 Iſſi ſui com l’oſière franche
35 Ou com li oiſiaus ſeur la branche :
36        En eſté chante,
37 En yver ploc & me gaimante,
38 Et me deſſuel auſſi com l’ente[3]
39        Au premier giel.
40 En moi n’a ne venin ne fiel ;
41 Il ne me remaint rien ſouz ciel :
42        Tout va ſa voie.
43 Li enviail que je ſavoie
44 M’ont avoié, quanques j’avoie
45        Et forvoié,
46 Et fors de voie deſvoié.
47 Fols enviaus ai envoié,
48        Or m’en ſouvient ;
49 Or voi-je bien, tout va, tout vient :
50 Tout venir, tout aler covient,
51        Fors que bien fet.
52 Li dé qui li détier ont fet
53 M’ont de ma robe tout desfet,
54        Li dé m’ocient,
55 Li dé m’aguetent & eſpient,
56 Li dé m’aſſaillent & deffient,
57        Ce poiſe moi ;
58 Je n’en puis mès, ſe je m’eſmai.
59 Ne voi venir avril ne may :
60        Vezci la glace ;
61 Or ſui entrez en male trace.
62 Li trahitor de pute eſlrace
63        M’ont mis ſanz robe :
64 Li ſiècles eſt ſi plains de lobe !
65 Qui auques a, ſi fet le gobe ;
66        Et je que fais ?
67 Qui de povreté ſent le fais ?
68 Grieſche ne m’i leſt en pais ;
69        Mult me deſroie,
70 Mult m’aſſaut & mult me guerroie.
71 Jamès de ceſt mal ne garroie.
72        Par tel marchié :
73 Trop ai en mauvès leu marchié.
74 Li dé m’ont pris & emparchié ;
75        Je les claim quite :
76 Fols eſt qu’à lor conſeil abite :
77 De ſa dète pas ne ſ’aquite,
78        Ainçois ſ’encombre :
79 De jor en jor acroiſt le nombre.
80 En eſté ne quiert-il pas l’ombre
81        Ne froide chambre,
82 Que nu li ſont ſovent li membre.
83 Du duel ſon voiſin ne li membre,
84        Mès le ſien pleure ;
85 Grieſche[4] li a coru ſeure,
86 Deſnué l’a en petit d’eure,
87        Et nus ne l’aime ;
88 Cil qui devant couſin le claime
89 Li diſt en riant : « Ci faut traime
90        Par lécherie[5].
91 Foi que tu dois sainte Marie,
92 C’or va ore en la draperie,
93        Du drap acroire.
94 Se li drapiers ne t’en veut croire,
95 Si t’en reva droit à la foire
96        Et va au change.
97 Se tu jures ſaint Michiel l’ange,
98 Que tu n’as ſeur toi lin ne lange
99        Où ait argent,
100 L’en te verra mult biau ſergent.
101 Bien t’apercevront la gent ;
102        Créus ſeras ;
103 Quant d’iluecques remouveras
104 Argent ou faille enporteras. »
105        Or a ſa paie ;
106 Ainsi vers moi chaſcuns ſ’apaie :
107        Je n’en puis més.
   
  Explicit la Griesche d’Yver.
 

[1] J’ai préféré cette leçon : De la Grieſche d’yver, qui est celle des Mss. 7615 et 7633, à celle du Ms. 7218 : De la Grieſche d’eſté, d’abord parce que les titres des pièces de ce dernier Ms. sont d’une main plus récente que le corps même du volume, et qu’à la fin de la pièce le copiste de tout le recueil a mis : Explicit la grieſche d’yver ; ensuite, parce qu’il s’agit, en effet, dans cette pièce des inconvénients qu’a l’hiver pour notre poète, et du malaise que lui cause cette saison ; mais je n’en suis pas moins convaincu qu’indépendamment de cette signification de désagrément, d’incommodité, le mot grieſche doit avoir encore ici un autre sens, aujourd’hui fort obscur, emprunté à un jeu du moyen-âge. Nous trouvons, en effet, dans Gargantua, livre Ier, chapitre XXII, parmi les deux cent cinquante et quelques jeux auxquels Rabelais nous apprend que se livrait son héros, après s’être lavé les mains de vins frais et eſcuré les dents d’un pied de porc, le jeu de la griefche. Mais en quoi consistait-il ? C’est ce que nous ne savons pas positivement. « Le mot griefche, dit Le Duchat, est le nom d’un volant en Anjou, à cause qu’on l’y fait de plumes de perdrix grises, qui s’appellent, en ces quartiers-là, grieſches. » Telle est aussi l’opinion de Ménage, qui ajoute qu’au Maine ce jeu s’appelait coquantin, parce qu’on faisait aussi des volants de plumes de coqs. Enfin, M. Éloi Johanneau (voyez page 424 du 1er vol, de son édit. de Rabelais) présume que le nom de grueſche ou grieſche, donné au jeu de volant en Anjou, pourrait bien être dérivé de celui que les enfants jouent encore en Sologne, sous le nom de pirouette, et qui consiste à recevoir et à renvoyer, avec des palettes de bois, un volant dont les plumes sont piquées sur un petit cylindre de bois que les paysans nomment dru ou grue au jeu de palet. Ne pourrait-on pas conclure de cette explication que, par ces mots : la Grieſche d’eſté, la grieſche d’yver, Rutebeuf a voulu, par allusion au jeu dont nous parlons, dépeindre en quelque sorte la ténacité avec laquelle la misère s’attachait à lui, le poursuivant sans relâche d’une saison à l’autre, et le renvoyant toujours malheureux de l’hiver à l’été, comme un volant ?

Voici maintenant une explication plus récente et probablement plus juste : « Depuis un demi-siècle, dit M. Paulin Paris, en citant notre première édition de Rutebeuf, un nouveau jeu de dés était arrivé de Grèce en France, par l’Italie. On l’appelait tantôt Blanque ou Blanche, tantôt Azar ou Zara, tantôt Griefche. Il est permis de supposer que la couleur des cases qui renfermaient les nombres heureux fut l’occasion du premier de ces noms, et que celui de Grieſche rappelait que les Croisés l’avaient transporté dans l’Occident, au retour de la conquête de l’empire grec. » En tout cas, on trouve dans le portefeuille de Fontanieu, n° 6o (Mss. de la Bibl. impériale), divers passages d’un compte de l’hôtel du comte de Poitiers, où ce jeu est mentionné.

[2] Ces deux vers se retrouvent plus loin dans le Dit des Ribaux de Greive. Voyez, à cette pièce, l’explication que nous en donnons.

[3] Ente, arbre greffé. — On lit, page 14, strophe 6e, dans le Fablel du dieu d’amours, que j’ai publié en 1834 :

                               De tel manière eſtoit tous li vergiés

                   Ains n’i ot arbre, ne fuſt pins ou loriés,

                   Cyprès, aubours, entes & oliviers.

[4] On voit que Rutebeuf emploie à la fois le mot grieſche dans ses deux significations, tantôt comme allusion au jeu de ce nom, tantôt dans le sens de gravatio, inconvénient, charge, fardeau. Il faut l’entendre sous cette dernière acception dans le passage qui occasionne cette note.

[5] Ms. 7615. Var. Tricherie.

...

Valid XHTML 1.0 Transitional