Achille Jubinal, La mort Rustebeuf
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 37-43.
   
  La Mort Rustebeuf,
  ou ci encoumence
  La Repentance Rutebuef[1].
  Mss. 7218, 7633, 198 N.-D.
   
1 Lessier m’eſtuet le rimoier,
2 Quar je me doi mult eſmaier
3 Quant tenu l’ai ſi longuement :
4 Bien me doit le cuer lermoier.
5 C’onques ne me poi amoier[2]
6 A Dieu ſervir parfètement ;
7 Ainz ai mis mon entendement
8 En geu & en eſbatement,
9 Qu’ainz ne daignai nés ſaumoier[3] :
10 Se por moi n’eſt au jugement
11 Cele où Diex priſt aombrement,
12 Mau marchié pris au paumoier[4].
   
13 Tart ferai mès au repentir.
14 Las moi ! c’onques ne ſot ſentir
15 Mes fols cuers quels eſt repentance,
16 N’a bien fère lui aſſentir !
17 Comment oſeroie tentir[5]
18 Quant nés li juſte auront doutante ?
19 J’ai toz jors engreſſié ma pance
20 D’autrui chatel, d’autrui ſubſtance.
21 Ci a bon cler au mieux mentir :
22 Se je di : « C’eſt par ignorance
23 Que je ne ſai qu’eſt pénitance[6],
24 Ce ne me puet pas garantir.
   
25 Garantir ! las ! en quel manière ?
26 Ne me fit Diex bonté entière,
27 Qui me dona ſens & ſavoir,
28 Et me fiſt à ſa forme fière ?
29 Encor me fiſt bonté plus chière,
30 Que por moi vout mort recevoir.
31 Sens me dona de decevoir
32 L’anemi qui me veut avoir
33 Et mettre en ſa chartre première,
34 Là dont nus ne ſe puet r’avoir :
35 Por prière ne por avoir,
36 N’en voi nus qui reviegne arrière.
   
37 J’ai fet au cors ſa volenté ;
38 J’ai fet rimes, & ſ’ai chanté
39 Sor les uns por aus autres plère,
40 Dont anemis[7] m’a enchanté
41 Et m’âme miſe en orfenté[8]
42 Por mener à félon repère.
43 Se cele en qui ton biens reſclère
44 Ne prent en cure mon afère[9],
45 De male rente m’a renté
46 Mes cuers, où tant truis de contraire :
47 Fiſicien, n’apoticaire
48 Ne me purent doner ſanté.
   
49 Je ſai une fiſicienne
50 Que à Lions, ne à Viene,
51 Ne tant comme li ſiècles dure,
52 N’a ſi bonne ſerurgienne.
53 N’eft plaie, tant ſoit anciene,
54 Qu’ele ne nétoie & eſcure
55 Puis qu’ele i veut metre ſa cure.
56 Ele eſpurja de vie obſcure.
57 La bénéoite Egypciene ;
58 A Dieu la rendi nete & pure :
59 Si com c’eſt voirs, ſi praingne en cure
60 Ma laſſe d’âme creſtienne !
61 Puis que morir voi foible & fort,
62 Comment prendrai en moi confort
63 Que de mort me puiſſe défendre ?
64 N’en voi nul, tant ait grant effort,
65 Qui des piez n’oſt le contrefort ;
66 Si fet le corps à terre eſtendre.
67 Que puis-je, fors la mort atendre ?
68 La mort ne leſt ne dur ne tendre,
69 Por avoir que l’en li aport,
70 Et quant li cors eſt mis en cendre
71 Si covient à Dieu reſon rendre[10]
72 De quanques fiſt dusqu’à la mort.
   
73 Or ai tant fet que ne puis mès ;
74 Si me covient tenir en pès :
75 Diex doinſt que ce ne ſoit trop tart !
76 Toz jors ai acréu mon fès,
77 Et oï dire à clerc & à lès :
78 « Com plus couve li feus, plus art. »
79 Je cuidai engingner Renart ;
80 Or n’i valent engin ne art,
81 Qu’aſſéur[11] eſt en ſon palès.
82 Por cet ſiècle qui ſe départ[12]
83 M’en covient partir d’autre part :
84 Qui que l’envie, je le lès.
   
  Ci faut la mort Rustebuef,
  ou Explicit la Repentance Rustebuef.
 

[1] Cette pièce est probablement une des dernières de Rutebeuf. Il l’écrivit sans doute après quelque maladie, sentant que sa fin était proche. Il avoue, en effet, dès le premier vers, qu’il y a longtemps qu’il rime, et que, si une chose doit l’étonner, c’est d’avoir pu rimer si longtemps. Plus loin, il dit qu’il est temps pour lui de sortir de ce monde. Entendait-il par là nous faire savoir qu’il allait finir ses jours dans une maison religieuse, ou qu’il ne tarderait pas à mourir ? ... Ce qui me ferait penser qu’il a voulu indiquer le dernier cas, c’est que, dans le Ms. 7218 de la Bibi. impériale, qui contient le meilleures le plus vaste recueil de ses œuvres, cette pièce est placée la dernière, comme si elle eût dû clore sa vie, et qu’après on lit : « Expliciunt toit li dit Ruſtebeuf. »

Au reste, durant toute cette pièce, le trouvère n’exprime pas un seul regret de ce qu’il a écrit. Il avoue bien qu’il a vécu aux dépens d’autrui, qu’il a chanté les uns pour plaire aux autres, mais il ne dit pas qu’il se repente de s’être élevé contre les ordres mendiants et contre le clergé. Il n’y a donc là aucune palinodie, ainsi que le prétend quelque part Legrand d’Aussy.

[2] Ms. 7633. Var. Soi. —Amoier, appliquer, adonner. On trouve, dans le Dit dit Buffet (voir Méon) :

                   Qui biau fet dire & rimoier.

                   Bien doit ſa ſcience amoier.

[3] Saumoier, dire ses psaumes.

[4] Le poëte dit qu’il a eu tort de laisser Dieu pour le geu de paume & l’eſbatement, et que si, au jour du jugement, la Vierge n’intercède pour lui, il aura fait, à ce sujet-là, un mauvais marché. — Le Ms. 7633 offre cette variante :

                   Ton marchié pris à paumoier.

[5] Tentir, littéralement : tinter ; mais on pourrait traduire ce mot avec plus d’exactitude par cette locution vulgaire : souffler. (Comment oserais-je souffler, puisque les justes eux-mêmes ne seront pas exempts de crainte ? )

[6] Dans la strophe suivante ; Rutebeuf veut parler ici, non pas de ses vers sur les ordres religieux, sur l’Université, mais de ses Complaintes, de ce que l’on pourrait appeler ses Pièces politiques. Pour celles-là, je croirais assez volontiers qu’il les a, en partie, du moins, composées à la demande ou sur l’invitation des héritiers et des familles, dont il espérait une récompense. Il paraît, en tout cas, que même le Roi, même les grands, malgré leurs promesses, la lui faisaient parfois attendre longtemps, car, ça et là, dans ses oeuvres, il lui échappe quelques plaintes à ce sujet. Quant à ses éloges des écoliers et des professeurs, à ses invectives contre les moines, je ne crois pas qu’il en ait jamais attendu autre chose que de la popularité. Les premiers étaient trop pauvres pour pouvoir le récompenser ; et les seconds, lors même qu’ils auraient pu le faire changer d’avis en le payant, étaient trop avares pour le tenir jamais à leur solde. Aussi y va-t-il de bon cœur et voit-on dans ses vers contre eux une verve, une ardeur, une satisfaction qui impliquent le désintéressement et révèlent une sorte de vengeance satisfaite. Rutebeuf, d’ailleurs, en écrivant ainsi, agissait dans le sens de l’opinion publique d’alors et se laissait emporter volontiers, sans préoccupation personnelle, à ce torrent. Prêcher la croisade, s’élever contre les ordres religieux et défendre l’Université, c’était, au XIIIe siècle, à Paris du moins, faire acte de libéralisme, et, à ce compte, notre poëte a dû jouer, de son temps, un rôle particulier, assez important pour exercer quelque action sur l’opinion publique.

[7] Anemis, c’est-à-dire le démon, l’ennemi.

[8] Orfenté, état d’un orphelin.

[9] 7683. Var. M’enfertei.

[10] Ms. 7633. Var. Si covient l’arme raison rendre (il faut que l’âme rende raison de, etc.).

[11] La copie du Ms. 7218, qui appartient à la Bibliothèque de l’Arsenal et qui provient, je crois, des Mss. du marquis de Paulmy, contient ici en marge une annotation très-fautive. Elle traduit aſſéur par Assuérus. Je me trompe fort, ou, loin de prendre ce mot comme le nom du roi dont parle l’Écriture-Sainte, le poëte l’entend dans le sens de assuré, tranquille, ainsi qu’on le voit dans plusieurs autres poëmes, par exemple à la troisième strophe de La roe de fortune, petite pièce qui se trouve dans mon recueil intitulé Jongleurs et Trouvères (Paris, Merklein, 1835), page 178 :

                   En ce ſiècle n’a fors éur ;

                   N’i doit eſtre nus asséur,

                   . . . . . . . . . . .

                   Que nus tant i ait ſeignorie,

                   N’i ait asséur de sa vie, &c.

Rutebeuf a donc voulu dire qu’il espérait tromper Renard, mais que la ruse et l’adresse ne servent à rien pour cela, car Renard est à l’abri et sans crainte dans son palais.

Pour faciliter l’intelligence de cette allusion, touchant le héros de notre premier poëme satirique, il est bon de rappeler ici la définition du mot Renart, donnée par l’auteur même de ce roman, vers 107e et 108e de l’édition de Méon :

                   Tuit cil qui ſont d’engin & d’art

                   Sont mès tuit appelés Renart.

[12] Ce vers prouve que notre poëte écrivait cette pièce vers la fin du xiiie siècle, dans un âge avancé, où sa mort était proche.

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