Achille Jubinal, C’est la Complainte au Roi de Navarre
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 44-54.
   
  C’est la Complainte au Roi de Navarre[1].
  Ms. 7633.
   
1 Pitiez à compleindre m’enseigne
2 D’un home qui avoit ſeur Seine
3  Et ſor Marne maintes maiſons ;
4 Mais à teil bien ne vint mais hons
5 Comme il veniſt, ne fuſt la mort
6 Qui en ſa venue l’amort.
7 C’eſt li rois Thiebauz de Navarre[2]
8 Bien a ſa mort mis en auvarre[3]
9 Tout ſon roiaume & ſa contei
10 Por les biens c’on en a contei,
11 Quant li rois Thiebaus vint à terre
12 Il fut aſſeiz, qui li mut guerre
13 Et qui mous li livra entente,
14 Si que il n’ot oncle ne tente
15 Qui le cuer n’en éuſt plain d’ire[4] :
16 Mais je vos puis jureir & dire
17 Que c’il fuſt ſon éage en vie
18 De li cembleir éuſt envie
19 Li mieudres[5] qui orendroit vive,
20 Que vie ſi nete & ſi vive
21 Ne mena n’uns qui ſoit ou monde.
22 Large, corrois & net & monde,
23 Et boen au chans & à l’oſtei
24 Tel le nos a la mort oſtei.
25 Ne croi que mieudres creſtiens,
26 Ne jones hom ne anciens,
27 Remainſiſt la jornée en l’oſt
28 Si ne croi mie que Dieux l’oſt
29 D’avec les ſainz, ainz l’i a mis,
30 Qu’il a toz jors eſtei amis
31 A ſainte Egliſe & à gent d’ordre[6].
32 Mout en fait la mors à remordre
33 Qui ſi gentil mortel a mors ;
34 Pieſà ne mordi plus haut mors :
35 Jamais n’iert jors que ne ſ’en plaigne
36 Navarre & Brie & Champaingne,
37 Troie, Provins, & li dui Bar
38 Perdu aveiz voſtre tabar[7],
39 C’eſt-à-dire voſtre ſecours.
40 Bien fuſtes fondei en décours[8],
41 Quant teil ſeigneur aveiz perdu,
42 Bien en deveiz eſtre efperdu.
   
43 Mors desloaux, qui rienz n’entanz
44 Se le laiſſaſſes .lx. anz
45 Ancor vivre par droit aage,
46 Lors ſ’en préiſſes le paage
47 Si n’en péuſt pas tant chaloir[9] ;
48 Or eſtoit venuz à valoir.
49 N’as-tu fait grant deſconvenue
50 Quant tu l’as mort en ſa venue
51 Mort defloiaux, mors de pute aire ?
52 De toi blameir ne me puis taire
53 Quant il me ſovient des bienz faiz
54 Que il a devant Tunes fait,
55 Où il a mis avoir & cors !
56 Li premiers iſſuz eſtoit fors
57 Et retornoit li darreniers.
58 Ne prenoit pas garde au deniers
59 N’auz garnizons[10] qu’il deſpandoit ;
60 Mais ſaveiz à qu’il entendoit,
61 A viſeteir les bones genz.
62 Au mangier eſtoit droit ſerjenz,
63 Après mangier eſtoit compains
64 De toutes bones teches plains,
65 Pers aus barons, aus povres peires[11],
66 Et aus moiens compains & frères ;
67 Bons en conſoil & bien méurs,
68 Auz armes viſtes & ſéurs,
69 Si qu’en tout l’oſt n’avoir ſon peir.
70 Douz foiz le jor faiſoit trampeir[12]
71 Por repaiſtre les familleuz.
72 Qui déiſt qu’il fuſt orgueilleuz
73 Et il le véiſt au mangier,
74 Il ſe teniſt por menſongier.
75 Sa bataille eſtoit bonne & fors,
76 Car ces ſemblanz & ces effors
77 Donoit aux autres hardieſſe.
78 Onques home de ſa joneſſe
79 Ne vit n’uns contenir ſi bel[13]
80 En guait, en eſtour, en cembel.
   
81 Qui l’ot en Champagne véu,
82 En Tunes l’ot deſconnéu :
83 Qu’au beſoing connoît-hon preudome ;
84 Et vos ſaveiz, ce eſt la ſomme,
85 Qui en pais eſt en ſon païs
86 Tenez ſeroit por foux nayx
87 C’il ſ’aloit aux paroiz combatre.
88 Par ceſte raiſon vuel abatre
89 Vilonie ſ’on l’en a dite.
90 Que ſa vaillance l’en acquite.
91 Quant l’aguait faiſoit à ſon tour,
92 Tout auſi come en une tour
93 Eſtoit chacuns aſſéureiz,
94 Car tout li oz eſtoit mureiz :
95 Lors eſtoit chafcuns aféur[14]
96 Car li ſiens gain valoit .i. mur.
   
97 Quant il eſtoient retornei,
98 Si trovoit-hon tot atornei
99 Tables & blanches napes miſes !
100 Tant avoir laians de repriſes[15]
101 Donées ſi cortoiſement
102 Et roi de teil contenement,
103 Qu’à aiſe ſui quant le recorde,
104 Por ce que chaſcuns c’en deſcorde
105 Et que chaſcuns le me teſmoingne
106 De ceulx qui virent la beſoigne,
107 Que n’en truis contraire nelui
108 Que tout ce ne ſoit voirs de lui.
   
109 Roi Hanrris, frères au bon roi[16],
110 Dieux mète en vos ſi bon aroi
111 Com en roi Thiebaut voſtre frère !
112 Jà fuſtes-vos de ſi boen peire.
113 Que vos iroie délaiant
114 Ne mes paroles porloignant ?
115 A Dieu & au ſiècle plaiſoit
116 Quanque li roi Thiébauz faiſoit :
117 Fontaine eſtoit de cortoiſie ;
118 Toz biens iert ſanz vilonie,
119 Si coin j’ai oï & apris
120 De maître Jehan de Paris[17],
121 Qui l’amoit de ſi bone amour
122 Com preudons puez ameir ſeignor
123 Vos ai la matière deſcrite
124 Qu’em trois jors ne ſeroit pas dite.
125 Meſſire Erars de Valeri[18],
126 A cui onques ne ſ’aferi
127 N’uns chevaliers de loiautei,
128 Diex, par vos, ſi l’avoit fait teil
129 Que mieudres n’i eſt demoreiz
130 Et au loing fuſt tant honoreiz.
131 Prions au Peire glorieuz
132 Et à ſon chier Fil précieus
133 Et le Saint Eſperit encemble
134 En cui toute bonteiz ſ’aſemble,
135 Et la douce Vierge pucele
136 Qui de Dieu fu mère & ancele[19]
137 Qu’avec les sainz martirs li face
138 En paradix & leu & place.
   
  Explicit.
 

[1] Cette pièce date de l’année 1271. Rutebeuf y rappelle, avec une grande sensibilité et un véritable talent poétique, la perte regrettable que la France venait de faire en la personne du prince dont il trace l’éloge en très-bons vers. C’est en parlant de ce genre de poëme, que M. Paulin Paris a dit de Rutebeuf : « Ses complaintes sont un de ses meilleurs titres à nos éloges. Elles ont une haute importance historique : elles pourraient trouver place dans la série des monuments de l’histoire de France, et Rutebeuf y fit preuve d’un talent poétique plus élevé que partout ailleurs ; on peut même dire que, sans ce lien qui les rattache à nos annales, les œuvres complètes de Rutebeuf, malgré l’intérêt piquant de sa lutte contre les ordres mendiants, attendraient encore aujourd’hui l’éditeur estimable qu’elles ont rencontré. » M. Paulin Paris va peut-être un peu loin dans cette dernière phrase ; mais pour le reste je ne puis qu’être de son avis et le remercier de ses bonnes et sympathiques paroles.

[2] Thibaut V, comte de Champagne et roi de Navarre, fils de Thibaut IV, dit le Chansonnier, et de Marguerite de Bourbon, fille d’Archambault VIII, naquit en 1240. Il n’avait encore que treize ans lorsqu’il fut appelé au trône, sous la tutelle de sa mère. En 1255, et non en 1258, comme on l’a écrit, il épousa à Melun, après avoir, moyennant 3.000 livres de rente, fait sa paix avec le duc de Bretagne, Isabelle, fille aînée de saint Louis, dont il n’eut point d’enfants. En 1268, il rejeta les propositions de Baudouin, empereur de Constantinople, qui lui promettait le quart de son empire, s’il voulait l’aider à reconquérir ses États sur Michel Paléologue et ceux qui les lui avaient ravis sept années auparavant.

Ce prince, qui était un homme de bon conseil, fort libéral et ami des lettres, ainsi que le prouvent l’érection qu’on lui dut de l’Académie de Tudéla, en Navarre, et les nombreux priviléges qu’il accorda à ceux qui en fréquentaient les écoles, fit composer, par Vincent de Beauvais, un traité sur les devoirs des grands et de ceux qui ont des charges considérables dans l’État. Il partit, en 1270, pour la seconde croisade, et écrivit de Tunis, le 25 août de la mème année, sur le trépas de saint Louis, une lettre remarquable qui nous est restée. D’autres prétendent, au contraire, qu’elle lui fut adressée par l’évêque de Tunis. On la trouve dans la Bibliographie des croisades, de Michaud. Thibaut V mourut le 4 décembre 1270, à son retour de l’expédition, à Trapani, en Sicile, où il s’était arrêté. Son corps fut apporté dans l’église des Cordeliers de Provins, et son cœur, dans celle des Jacobins de la même ville.

[3] Auvarre, désolation, chagrin violent ; adversum.

[4] Thibaut V, dès sa naissance, compta beaucoup d’ennemis parmi ses proches, dont la troisième union du vieux comte de Champagne était venu renverser tous les projets au sujet des riches domaines qu’il possédait. Celui d’entre eux qui dut en être le plus vivement contrarié fut, sans contredit, Jean Ier dit Le Roux, duc de Bretagne, mari de Blanche de Champagne, alors fille unique de Thibaut IV et d’Agnès de Beaujeu, sa deuxième femme. Cette alliance, par laquelle Jean 1er espérait, si Thibaut mourait sans autre postérité, hériter du royaume de Navarre, excita plus tard, entre Thibaut V et le duc de Bretagne, des dissensions que saint Louis ne put calmer qu’en faisant dépendre de leur cessation son consentement au mariage de sa fille Isabelle avec le premier de ces princes (voyez Joinville). Mais l’animosité générale contre Thibaut V se montra surtout lorsqu’il parvint au trône. Tout le monde, à cette époque, se ligua contre lui, et sa mère Marguerite, qui mourut en 1258, se trouva vis-à-vis de ses égaux et de ses sujets dans la position critique où la reine Blanche s’était vue, durant la minorité de saint Louis, à l’égard de Thibaut IV et des autres grands vassaux. Grâce à son habileté et son adresse, elle se tira pourtant de ces circonstances difficiles avec le même bonheur que là veuve de Louis VIII.

[5] Li mieudres, le meilleur ; melior.

[6] C’est-à-dire : aux religieux.

[7] Le tabar était une espèce de manteau qui se mit d’abord par-dessus la cotte de maille, et plus tard par-dessus l’armure. Ici, comme le poëte l’explique lui-même, il l’entend dans le sens figuré de protection, soutien. On lit dans le roman du Petit Jehan de Saintré ? « Et quand mes lettres furent faites, il me mena prendre congié du Roy, qui me fit très-bonne chière ; et, pour l’amour de notre sire le. Roy, aussi de vous, me fit donner un tabar de velours figuré, noir, fourré de martres zebelines, et cent florins d’Aragon. » On trouve dans le roman de sir Walter Scott, Quentin Durward, quelques détails sur le tabar. M. le docteur Meyrick, membre de la Société royale des Antiquaires de Londres, a fait imprimer, dans les Mémoires de cette Société, une savante dissertation sur les vêtements de guerre, où il parle de celui-là. Voir également le texte de ma publication intitulée : Farmeria Real de Madrid, 3 vol. in-fol.

[8] Cette expression ; fondei en décours, est plus facile à entendre qu’à commenter. Décours signifie decrescentia. Or, comme on ne peut’ pas dire en français, fondé en décroiſſance, il faut nécessairement paraphraser pour traduire.

[9] Chaloir, importer ; de calere.

[10] Garnizons, frais, dépenses, achats de vivres et de provisions de toute espèce. L’exemple suivant est tiré de l’Eſbatement du mariage des quatre fils Hémons, que j’ai publié dans les notes du premier de mes deux volumes de Mystères (Paris, 1873, in-8°). « Et prendra ses garnisons en la granche à Petit-Pont, c’est assavoir : huche, charbon, foin et avoine. »

[11] Je ne puis m’empêcher de faire remarquer ici quelle finesse il y a dans ce jeu de mots entre pers (égal) ; par, et peires, père, pater.

[12] Ce mot trampeir, qu’on ne trouve dans aucun glossaire, répond parfaitement à notre terme populaire tremper la soupe. Il est employé quelquefois comme marque de temps. Un de nos anciens chroniqueurs dit, en parlant d’une armée en marche, que, de tel endroit à tel autre, « les soldats trempèrent vingt soupes. » A deux par jour, je suppose, il est facile de voir tout de suite combien le total offre de journées ; mais ce n’en est pas moins, il faut en convenir, un assez bizarre calendrier.

[13] Contenir si bel, avoir si belle contenance.

[14] Voyez, pour ce mot, à la fin de la Mort Rutebeuf.

[15] Reprises, parties de jeu, revanches.

[16] Ce prince comte de Rosnay, succéda en 1270, dans le titre de comte de Champagne et de roi de Navarre, à Thibaut V, son frère, qui l’avait déclaré son héritier avant de partir pour la seconde croisade. Il porta le nom de Henri III et le surnom de le Gros ou le Gras. Il eut pour femme Blanche d’Artois, fille de Robert, frère de saint Louis, qui lui apporta en dot 25.000 livres tournois, et qui épousa en secondes noces Edmond de Lancastre, frère du roi d’Angleterre. Elle fut très-liée avec Marie de Brabant, reine de France, deuxième femme de Philippele-Hardi. Le règne de Henri, qui fut court, n’offre aucun événement remarquable. Ce prince fut, comme ses deux prédécesseurs, très-libéral envers les églises de ses États. Il mourut, en 1274, à Pampelune, dans la cathédrale de laquelle il fut enterré ; mais son coeur fut déposé dans le couvent des Soeurs-Mineures de Provins. Il laissa une fille nommée Jeanne, née à Bar-sur-Aube, en 1272, qui hérita des États de son père, et les porta dans la maison de France par le mariage qu’elle contracta, en 1284, avec Philippe-le-Bel, qui devint roi de France l’année suivante.

[17] Il ne faut pas confondre ce Jean de Paris, sur nommé Poin-l’âne ou Pique-anon, avec un certain Guillaume, dit Pungens aſinum, dont parle Baluze, dans sa Vie des Papes d’Avignon, et qui mourut, en 1306, à Bordeaux, auprès de Clément V, ni avec un autre Jean de Paris, surnommé Du Sourd (Johannes Surdus). Celui dont parle Rutebeuf est peut-être le Poin-l’âne que cite Henri d’Andeli dans la Bataille des VII arts, quand il dit :

                   Là fu meſtre Jehan li pages,

                   Et Poin-l’Âne, cil de Gamaches ;

ou bien celui que mentionne Duboullay, dans son Histoire de l’Université de Paris, et sur lequel il donne les détails suivants : Johannes Parisiensis, magister in artibus, publice aliquandiu docuit : deinde ad theologiam se contulit, in qua laureum doctoralem consecutus, publicam etiam in facultate cathedram tenuit, magnâ discipulorum frequentiâ ; scripsit super sententias. Florebat anno 1270 : usque ad annum 1300 (circa) vixit. » Trithème a dit de ce docteur : « Claruit sub Rodolpho imperatore, anno Domini 1280. » Un vieil auteur, H. Spondanus, parlant de Jean Poin-l’ane (Pariſienſis), dit avoir trouvé quelque part que son surnom, Peingentis aſinum, lui était venu de, ce qu’il montrait toujours vehementem in diſputationibus & rixoſum.

[18] Dans les notes finales dé ma première édition de Rutebeuf, j’ai donné la biographie à peu près complète d’Érard de Valéry, d’après les documents originaux. C’était un des meilleurs chevaliers du XIIIe siècle et un des protecteurs les plus éclatants de Rutebeuf, à qui il commanda (sans doute pour plaire à la reine Isabelle de Navarre) la Vie de sainte Élisabeth de Hongrie, qu’on trouvera plus loin. Notre poëte le nomme encore dans la Complainte du Comte de Ne vers. Il mourut en 1277. Guiart a dit de lui, dans la Branche aus royaus lignaiges :

                   « Arriva là le pas séri,

                   Meſſire Erard de Valéri,

                   Un haut baron cortois & ſage,

                   Et plain de ſi grand vaſſelage,

                   Que ſon cors & ſes fais looient

                   Tuit cil qui parler en ooient. »

[19] Ancele, servante ; ancilla.

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