Achille Jubinal, La Complainte dou Conte de Poitiers
word Télécharger le texte en version Word (avec notes)
pdf Télécharger le texte en version PDF (avec notes)
excel Télécharger le texte en version Excel (sans notes)
pdf Télécharger la fiche des manuscrits (PDF)
lien Consulter les manuscrits
lien Consulter l'édition panoptique de ce texte
Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 55-64.
   
  Ci encoumence
  La Complainte dou Conte de Poitiers[1]
  Ms. 7633.
   
1 Qui ainme Dieu & ſert & toute
2 Volentiers ſa parole eſcoute :
3 Ne crient maladie ne mort
4 Qu’à lui de cuer ameir ſ’amort ;
5 Temptacions li cemble vent,
6 Qu’il at boen eſcu par devant :
7 C’eſt le coſtei ſon criatour
8 Qui por nos entra en l’eſtour
9 De toute tribulacion
10 Sens douteir perſécucion.
11 De ſon coſtei fait-il ſon hiaume,
12 Qu’il déſirre lou Dieu roiaume,
13 Et c’en fait eſcuit & ventaille[2]
14 Et blanc haubert à double maille ;
15 Et ſi met le cors en préſent
16 Por celui qui le fais péſent
17 Vout ſoffrir de la mort ameire.
18 De légier laiſſe peire & meire,
19 Et fame & enfans & ſa terre,
20 Et met por Dieu le cors en guerre,
21 Tant que Dieux de ceſt ſiècle l’oſte :
22 Lors puet ſavoir qu’il a boen hoſte,
23 Et lors reſoit-il ſon mérite.
24 Que Dieux & il ſunt quite & quite.
25 Ainſi fut li cuens de Poitiers[3],
26 Qui toz jors fut boens, & entiers :
27 Chevaucha ceſt ſiècle terreſtre
28 Et mena paradix en deſtre.
   
29 Véu aveiz com longuement
30 At tenu bel & noblement
31 Li Cuers la contei de Tholeuze,
32 Que chaſcuns reſembleir goleuze[4]
33 Par ſon ſang & par ſa largeſſe,
34 Par ſa vigueur, par ſa proeſſe,
35 Conques n’i ot consens ne guerre,
36 Ainz a tenu en pais ſa terre :
37 Por ce qu’il me fiſt tant de biens[5]
38 Vo voel retraire .i. pou des ſiens.
39 Vo ſaveiz & deveiz ſavoir
40 Li commencemens de ſavoir :
41 Si eſt c’om doit avoir paour
42 De correcier ſon Saveour,
43 Et li de tout ſon cuer ameir
44 Qu’en ſ’amitié n’a point d’ameir ;
45 En ſ’amitié n’a point d’ameir.
46 Tant l’ama li bon cuens Aufons[6].
47 Que ne croi c’onques en ſa vie
48 Penſaſt .i. rain de vilonie.
49 Se por amer Dieu de cuer fin
50 Doit berſuel juſques en la fin
51 Et por ſainte Eglize enoreir,
52 Et por Jhéſu-Criſt aoureir
53 En toutes les temptacions,
54 Et por ameir religions[7]
55 Et chevaliers & povre gent
56 Où il a mis or & argent,
57 C’onques ne fina en ſa vie,
58 Ce por c’eſt[8] arme en cielz ravie,
59 Dont i eſt jà l’arme le Conte
60 Où plus ot bien que ne vos conte.
61 Se que je vis puis-je bien dire :
62 Onques ne le vi ſi plain d’ire
63 C’onques li iſſiſt de ſa bouche
64 Choze qui tornaſt à reprouche ;
65 Mais biaux moz, boenz enſeignemens.
66 Li plus grans de ces ſairemens
67 Si eſtoit : Par sainte Garie[9] !
68 Miraours de chevalerie
69 Fu-il, tant com il a veſcu.
70 Mult orent en li boen eſcu
71 Li povre preudome de pris[10].
72 Sire Dieux ! où eſtoit ce pris
73 Qu’il lor donoit ſens demandeir ?
74 Ne’s convenoit pas truandeir
75 Ne faire parleir à nelui :
76 Ce qu’il faiſoit faiſoit de lui,
77 Et donoit ſi courtoiſement.
78 Selonc chacun contenement,
79 Que n’uns ne l’en pooit reprandre.
80 Hom nos at parler d’Alixandre,
81 De ſa largeſce, de ſon ſans,
82 Et de ce qu’il fiſt à ſon tans :
83 S’en pot chacuns c’il vot mentir,
84 Nei nos ne l’oſons deſmentir.
85 Car nos n’eſtions pas adonc ;
86 Mais ce, por bontei ne por don,
87 A preudons le règne céleſtre,
88 Li cuens Aufons i doit bien eſtre.
89 Tant ot en ſon cuer de pitié,
90 De charitei & d’amiſtié
91 Que n’uns ne l’ vos porroit retraire.
92 Qui porroit toutes ces mours traire
93 El cuer à .i. riche jone home,
94 Hon en feroit bien .i. preudome.
95 Boens fu au boens & boens confors,
96 Maus au mauvais & terries[11] fors,
97 Qu’il lor rendoit cens demorance
98 Lonc[12] le péchié la pénitance ;
99 Et il le connurent ſi bien
100 C’onques ne li meffirent rien.
   
101 Dieux le tanta par maintes fois
102 Por connoiſtre queiz eſt ſa fois ;
103 Si connoiſt-il & cuer & cors
104 Et par dedens & par defors.
105 Job le trouva en paciance
106 Et ſaint Abraham en fiance ;
107 Ainz n’ot fors maladie ou painne
108 S’en dut eſtre ſ’arme plus ſainne.
109 Outre meir fit en ſa venue,
110 Où mult fift bien ſa convenue
111 Avec ſon boen frère le Roi.
112 Plus bel hoſteil, plus bel aroi
113 Ne tint princes emprès ſon frère.
114 Ne fiſt pas honte à fon boen père[13]
115 Ainz montra bien que preudons ière
116 De foi, de ſemblanc, de menière.
117 Or l’a pris Diex en ſon voiage
118 Ou plus haut point de ſon aage,
119 Que ſ’on, en ceſte région,
120 Féiſt roi par élection
121 Et roi orendroit i fauſiſt.
122 Ne ſai prince qui le vauſiſt[14].
123 Li vilains diſt : « Toſt vont noveles.
124 Voire, les bones & les beles ;
125 Mais qui male novele porte,
126 Tout à tang vient-il à la porte,
127 Et ſi i vient-il toute voie. »
128 Toſt fu ſéu que en la voie
129 De Tunes, en ſon revenir,
130 Vout Dieux le Conte detenir.
131 Toſt fu ſéu, & ſà & là,
132 Partout la renomée ala,
133 Partout en fu fait li ſervizes
134 En chapeles & en eſglizes.
135 Partiz eſt li Cuens de ceſt ſiècle
136 Qui tant maintint des boens la riègle.
137 Je di por voir, non pas devin,
138 Que Tolozain & Poitevin
139 N’auront jamais meilleur ſeigneur :
140 Auſi boen l’ont-il & greigneur.
141 Tant fiſt li Cuens en ceſtui monde
142 Qu’avec li l’a Diex net & monde.
143 Ne croi que priiez en conveigne :
144 Prions-li de nos li ſoveigne[15].
   
  Explicit.
 

[1] Alphonse, comte de Poitiers, frère de saint Louis. Cette pièce, qui célèbre sa vie, est de l’époque de sa mort, arrivée le 21 août 1271. Voici quelques-uns des détails que je donnais sur ce prince dans ma première édition : « Après la mort de saint Louis, qui arrive le 25 août 1270, l’expédition étant manquée, Alphonse et sa femme firent voile des côtes d’Afrique vers la Sicile, où ils passèrent l’hiver et une partie du printemps. Ils allèrent de là en Italie et continuèrent leur route par terre. Tous deux ayant été attaqués d’une violente maladie au château de Corneto, sur les confins de la Toscane et des États de Gênes, se firent transporter à Savone. Alphonse mourut le 21 août 1271, âgé de 51 ans, sans laisser de postérité. Jeanne, sa femme, mourut le mardi suivant.

L’Histoire littéraire de la France, tome XX, s’exprime ainsi à propos de la pièce qui nous occupe : « Le nouveau roi revenait tristement avec les cercueils du roi Louis, son père, et du roi Thibaut. Bientôt après devaient suivre ceux de la reine de Navarre, du comte Alphonse de Poitiers, et de la comtesse Jeanne, sa femme. Alphonse mourut le premier, à Corneto, sur les frontières de Toscane. Rutebeuf, qui avait eu souvent recours à la libéralité de ce prince, fut chargé de composer la complainte de sa mort ; il s’en acquitta dignement, et ses vers méritent d’occuper une place parmi les monuments de l’histoire contemporaine. »

Le corps du comte de Poitiers fut porté dans l’église de Saint-Denis, où il avait choisi sa sépulture, et celui de Jeanne, dans l’abbaye de Gerci, en Brie, qu’elle avait fondée en 1269. Philippe-le-Hardi recueillit toute leur succession, malgré l’opposition de Philippe de Lomagne et celle de Charles d’Anjou, oncle du défunt. Le comté de Toulouse ne fut cependant réuni à la couronne que beaucoup plus tard (en 1361).

[2] Écu et visière.

[3] Je ne puis m’empêcher de faire remarquer à quel point tout ce qui précède est une habile entrée en matière, et combien l’éloge du comte de Poitiers est logiquement déduit de l’exorde. On voit par là qu’il y avait déjà, à cette époque, un grand art de composition.

[4] Voir, pour le mot golluze, la fin de la Complainte Rutebeuf.

[5] Rutebeuf nous montre ici, pour la seconde fois, qu’il avait le cœur bien placé, qu’il savait garder le souvenir des bienfaits et avouer ceux qu’il avait reçus.

[6] Alphonse.

[7] Alphonse aima beaucoup, en effet, les religions, c’est-à-dire les couvents. Nous voyons que, outre les dons considérables qu’il leur fit durant sa vie, il leur légua encore en mourant, par son testament, la somme de 10.000 livres, non compris quelques dispositions accessoires.

De cela nous ne le blâmons point ; mais, ce que nous lui reprocherons, c’est d’avoir fait pour l’inquisition, en quelques années, une dépense de plus de 20.000 livres. A côté de ceci se place pourtant un fait curieux à remarquer : c’est que le comte de Toulouse refusa toujours obstinément d’exécuter les legs faits au pape et à diverses corporations religieuses par son prédécesseur Raymond VII.

[8] Il y a ici une élision curieuse. Ce por c’est arme, etc., c’est-à-dire : Si pour cela une âme est transportée au ciel.

[9] Ce petit détail historique ne manque pas d’intérêt ; car nous trouverons aussi plus loin (dans la Complainte de Guillaume de Saint-Amour) le serment de saint Louis.

[10] Le comte de Poitiers et sa femme firent l’un et l’autre des charités immenses, soit pendant leur vie, soit par leurs dernières dispositions, surtout en faveur des communautés religieuses et des hôpitaux. On peut juger jusqu’où allaient leurs aumônes annuelles par un mémoire qui nous reste (Trésor des Chartes de Toulouse, sac 8, n° 45), où il est marqué qu’ils distribuèrent, les seuls jours du lundi et du mardi de la Semaine-Sainte de l’an 1267, la somme de 895 livres tournois, qui était pour eux d’autant plus considérable que leurs revenus, joints ensemble, n’allaient, en 1257, qu’à 45.000 livres tournois. De même, en 1268, Alphonse, se préparant à passer en Terre-Sainte, fit distribuer 3o livres tournois à chacun des couvents des Frères Prêcheurs et Mineurs de Toulouse, une somme proportionnelle aux Frères Sacs, aux Frères de la Trinité, aux Frères Capistres, aux Frères de Saint-Augustin, aux Sœurs Minorettes, aux Sœurs de la Pouille, etc. Joinville, dans la Chronique qui est relative à la première croisade, dit que, au moment de quitter la Terre-Sainte, le comte de Poitiers emprunta les joyaux de ceux qui partaient avec lui pour en faire présent à ceux qui restaient. Il raconte aussi le fait suivant, qui prouve que les éloges de Rutebeuf ne sont point exagérés : « En ce point que le Roy eſtoit en Acre, ſe prirent les frères le Roy à jouer aus dez, & jouoit le comte de Poitiers ſi courtoifement que quand il avoit gaigné il feſoit ouvrir la ſale, & feſoit appeler les gentilz homes & les gentilz femmes, ſe nulz y en avoit, & donnoit à poingnées auſſi bien les ſiens deniers comme il feſoit ceulx qu’il avoit gaignés ; & quand il avoit perdu, il achetoit par eſme (par estimation) les deniers à ceulz à qui il avoit joué, & à ſon frère le comte d’Anjou, & aus autres ; & donnoit tout, & le rien & l’autrui. »

[11] Ce mot signifie ici non pas : seigneur terrier, c’est-à-dire qui a beaucoup de terres, mais : seigneur qui est juge d’un territoire. La phrase de Rutebeuf doit donc être traduite par fort justicier. C’est dans le même sens qu’on lit au vers 330, de la Bible Guiot :

                   Li quens Philippes qui refu,

                   Diex, quel terrier ! Diex, quel eſcu !

Ce mot est pris encore dans le même sens par Rutebeuf, au 9e vers, 3e strophe, de la Complainte ou conte Huede de Nevers, qui suit celle-ci.

[12] Lonc, selon : secundum.

[13] Louis VIII, qui mourut en 1226, au siège d’Avignon.

[14] Voici ce qu’a dit de lui Dom Vaissette dans son Histoire du Languedoc : « Alphonse fut un prince débonnaire, chaste, pieux, aumônier, juste et équitable. Il ne manquait d’ailleurs ni de valeur ni de fermeté. Il marcha sur les traces du roi, son frère, dans la pratique des vertus chrétiennes. » Ajoutons qu’il étendit ou confirma les priviléges des villes, et sut donner au commerce, dans ses États, une assez grande impulsion. Il entreprit aussi ou favorisa de grands travaux, témoin la construction du pont Saint-Esprit, en 1265, pour laquelle il se montra très-zélé, et qui ne fut terminée, malgré d’incroyables peines et de très-fortes dépenses, qu’en 1309.

[15] Je ne puis m’empêcher de faire remarquer combien est fine et délicate la pensée des deux derniers vers, et comme elle termine bien l’oraison funèbre que vient de faire Rutebeuf.

...

Valid XHTML 1.0 Transitional