Achille Jubinal, De Maistre Guillaume de Saint-Amour
word Télécharger le texte en version Word (avec notes)
pdf Télécharger le texte en version PDF (avec notes)
excel Télécharger le texte en version Excel (sans notes)
pdf Télécharger la fiche des manuscrits (PDF)
lien Consulter les manuscrits
lien Consulter l'édition panoptique de ce texte
Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 93-102.
   
  De Maistre Guillaume de Saint-Amour,
  Ou ci encoumence
  La Complainte Maître Guillaume de Saint-Amour[1].
  Mss. 7218, 7615, 7633.
   
1 « Vous qui alez parmi la voie,
2 « Arreſtez-vous, & chaſcuns voie
3 « S’il eſt dolor com la moie, »
4        Diſt sainte Ygliſe.
5 « Je ſuis ſor ferme pierre aſſife :
6 « La pierre eſgrume & fent & briſe,
7        « Et je chancele.
8 « Tel gent ſe font de ma querele
9 « Qui me metent en la berele[2] ;
10        « Les miens ocient
11 « Sanz ce que pas ne me deſfient,
12 « Ainz ſont à moi, ſi comme il dient,
13        « Por miex confondre.
14 « Por ce font-il ma gent repondre,
15 « Que nus à els n’oſe reſpondre,
16        « Ne mès que ſire.
17 « Aſſez puéent chanter & lire,
18 « Mès mult a entre fère & dire ;
19        « C’eſt la nature.
20 « Li diz eſt douz & l’uevre dure :
21 « N’eſt pas tout or quanqu’on voit luire.
22        « Ahi ! ahi !
23 « Com ſont li mien mort & trahi
24 « Et por la vérité haï
25        « Sanz jugement !
26 « Ou cil qui à droit juge ment,
27 « Ou il en auront vengement,
28        « Combien qu’il tart ;
29 « Com plus couve li feus, plus art.
30 « Li mien ſont tenu por mufart,
31        « Et je l’ compère :
32 « Pris ont Céſar, pris ont Saint-Père,
33 « Et ſ’ont emprifoné mon père
34        « Dedenz ſa terre[3]
35 « Cil ne le vont guères requerre
36 « Por qui il commença la guerre
37        « C’on n’es perçoive :
38 « N’eſt mès nus qui le ramentoive ;
39 « S’il fiſt folie, ſi la boive.
40        « Hé ! arcien !
41 « Décretiſtre, fiſicien,
42 « Et vous la gent Juſtinien
43 « Et autre preudomme ancien,
44 « Comment ſouffrez en tel lien
45        « Meſtre Guillaume
46 « Qui por moi fiſt de teſte hiaume ?
47 « Or eſt fors mis de ceſt roiaume
48        « Li bons preudom
49 « Qui miſt cors & vie à bandon !
50 « Fet l’avez Chaſtel-Landon[4].
51        « La moquerie
52 « Me vendez, par ſainte Marie
53 « J’en doit plorer, qui que ſ’en rie ;
54        « Je n’en puis mais.
55 « Se vous eſtes bien & en pais,
56 « Bien puet paſſer avril & mays.
57 « S’il en carcha por moi tel fais,
58        « Je li enorte
59 « Que jus le mete où il le porte,
60 « Que jà n’eſt nus qui l’en déporte,
61        « Ainz i morrà,
62 « Et li afères demorra.
63 « Face du miex que il porra,
64        « Je n’i voit plus ;
65 « Por voir dire l’a l’en conclus.
66 « Or eſt en ſon païs reclus,
67        « A Saint-Amor,
68 « Et nus ne fet por lui clamor.
69 « Or ipuet fère lonc demor,
70        « Que je l’i lais,
71 « Quai vérité a fet ſon lais
72 « Ne l’oſe dire clers ne lais :
73        « Morte eſt Pitiez,
74 « Et Charitez & Amiſtiez ;
75 « Fors du règne les ont getiez
76        « Ypocriſie,
77 « Et Vaine-Gloire & Tricherie,
78 « Et Faus-Samblant & dame Envie[5]
79        « Qui tout enflame.
80 « Savez porqoi ? Chaſcune eſt dame,
81 « C’on doute plus le cors que l’âme ;
82        « Et d’autre part,
83 « Nus clers a provende ne part,
84 « N’a dignité que l’en départ,
85        « S’il n’eſt des lor.
86 « Faus-Samblant & Morte-Color
87 « Emporte tout ; a ci dolor
88        « Et grant contrère.
89 « Li douz, li franz, li débonère,
90 « Cui l’en ſoloit toz les biens fère,
91        « Sont en eſpace ;
92 « Et cil qui ont fauce la face,
93 « Qui ſont de la devine grâce
94        « Plain par defors,
95 « Cil auront Dieu & les tréſors
96 « Qui de toz maus gardent les cors.
97 « Sachiez, de voir,
98 « Mult a ſainte choſe en avoir
99 « Quant tel gent la vuelent avoir,
100        « Qui ſanz doutante
101 « Ne feroient por toute France
102 « Juſqu’au remors de conſciance.
103        « Mès de celui
104 « Me plaing qui ne trueve nului,
105 « Tant ait eſté amez de lui,
106        « Qui le requière.
107 « Si me complaing en tel manière :
108 « Ha ! Fortune ! choſe légière,
109 « Qui oins devant & poins derrière[6],
110        « Comme es marraſtre !
111 « Clergie, comme eſtes mi fillaſtre !
112 « Oublié m’ont prélat & paſtre[7]
113        « Chaſcuns m’eſloingne,
114 « A poi[8] lor eſt de ma beſoingne
115 « Séjorner l’eſtuet en Borgoingne[9],
116        « Mat & confus.
117 « D’iluec ne ſe mouvra-il plus,
118 « Ainz i fera ce ſeureplus
119        « Qu’il a à vivre,
120 « Que jà n’ert nus qui l’en délivre,
121 « Eſcorpion, serpent & guivre
122        « L’ont aſſailli :
123 « Par lor aſſaut l’ont mal bailli,
124 « Et tuit mi droit li ſont failli,
125        « Qu’il trait avant.
126 « Il auroit pais, de ce me vant,
127 « S’il voloit jurer par convant
128        « Que voirs fuſt fable,
129 « Et tors fuſt droiz, & Diex déable,
130 « Et fors du ſens fuſſuent reſnable,
131        « Et noirs fuſt blanz ;
132 « Mès por tant puet uſer ſon tans,
133 « En tel eſtat, ſi com je pans,
134        « Que ce déiſt,
135 « Ne que jusques là meſſéiſt,
136 « Comment que la choſe préiſt ;
137        « Quar ce ſeroit
138 « Deſléautez : n’il ne l’ feroit,
139 « Ce ſai-je bien ; miex ameroit
140        « Eſtre enmurez,
141 « Ou deſfez ou deſfigurez[10],
142 « N’il n’ert jà ſi deſmeſurez,
143        « Que Diex ne veut :
144 « Or ſoit ainſi comme eſtre puet.
145 « Encor eſt Diex là où il ſuet,
146        « Ce ſai-je bien ;
147 « Je ne me deſconfort de rien.
148 « Paradis eſt de tel merrien
149        « C’on ne l’a pas
150 « Por Dieu flater iſnel le pas ;
151 « Ainz covient maint félon treſpas
152        « Au cors ſoufferre.
153 « Por cheminer parmi la terre,
154 « Por les bones viandes guerre,
155        « N’eſt-on pas ſains ;
156 « S’il muert por moi, ſ’ ert de moi plains.
157 « Voir dires a couſté à mains
158        « Et couſtera ;
159 « Mès Diex, qui eſt & qui ſera,
160 « S’il veut, en pou d’eure fera
161        « Ceſt bruit remaindre :
162 « L’en a véu remanoir graindre.
163 « Qui verra .ij. cierges eſtaindre[11]
164        « Lors ſi verra
165 « Comment Jhéſu-Criſt ouverra,
166 « Qui maint orguillex à terre a
167        « Pleſſié & mis.
168 « Se il eſt por moi ſanz amis, .
169 « Diex s’ert en poi d’eure entremis
170        « De lui ſecorre.
171 « Or lera donc fortune corre,
172 « Qu’encontre li ne puet-il corre ;
173        « C’eſt or la ſomme.
174 « Où a-il nul ſi vaillant homme,
175 « Qui por l’apoſtoile de Romme
176        « Ne por le Roi,
177 « Ne veut deſréer ſon erroi,
178 « Ainz en a ſouffert le deſroi
179        « De perdre honor ?
180 « L’en l’apeloit meſtre & ſeignor,
181 « Et de toz meſtres[12] le greignor,
182        « Seignor & meſtre,
183 « Li enfant que vous verrez neſtre
184 « Vous feront encore herbe peſtre
185        « Se il deviennent
186 « De cels qui enſamble ſe tienent,
187 « Et c’il vivent qui les ſouſtiennent
188        « Que j’ai deſcrit !
189 « Or prions donques Jhéſu-Criſt
190 « Que ceſtui mete en ſon eſcrit
191        « Et en ſon règne
192 « Là où les ſiens conduit & maine ;
193 « Et ſi l’en prit la ſouveraine
194        « Virge Marie,
195 « Qu’avant que il perde la vie
196 « Soit ſa volenté accomplie. »
                                 Amen.
   
  Explicit de mestre Guillaume de Saint-Amor
  ou Explicit la Complainte de Saint-Amor.
 

[1] Cette pièce doit être du même temps que la précédente ; mais elle n’a pas tout à fait le même caractère. Elle se tient dans un thème plus général, plus vague, et n’aborde pas les sujets aussi carrément que l’autre. Il est vrai que, dans cette dernière, le trouvère se met lui-même en scène, à la hauteur des personnages dont il parle, et qu’il ne craint pas d’attaquer le roi et les prélats, au nom de la justice et de l’opinion publique.

[2] Berele, dispute, contestation, querelle ; en bas latin berellus.

[3] Allusion à l’exil de Guillaume de Saint-Amour, retiré dans son pays.

[4] C’est-à dire : Vous vous êtes moqués de lui. – Les habitants de Château-Landon passaient, en effet, pour être très-satiriques. On retrouve ce proverbe : La Moquerie de Château-Landon, parmi ceux qui composent la pièce intitulée : De l’Apostoile, et qu’a publiés et commentés M. Crapelet (Paris, 1831, grand in-8°). On lit également dans les Miracles de sainte Geneviève (voyez mon édition de ce mystère dans mon premier volume des Mystères inédits du XVe siècle, page 263), à propos d’un certain Tiébault, grand faiseur de mauvaises plaisanteries :

                   Il fut né à Chaſteau-Landon,

                   Sire, pour Dieu ne vous deſplaiſe ;

                   Jamais il ne dormiroit aiſe

                   S’il ne moquoit : c’eſt ſa nature.

On trouve encore, dans le recueil des Contes populaires, traditions, croyances superstitieuses, proverbes, et dictons applicables à des villes de la Lorraine, réunis par M. Richard, bibliothécaire de Remiremont, le proverbe suivant, rimé ou à peu près :

                   Château-Landon, petite ville, mais de grand renom :

                   Personne n’y passe qui n’ait son lardon.

Du reste, la plupart du temps, au moyen-âge, les villes comme les personnes avaient chacune un sobriquet. C’est ainsi qu’on disait : les moqueors de Dijon, li buveors d’Aucerre, li jureor de Baeix, li larron de Mascon, etc.

[5] On voit ici percer ce goût pour l’allégorie, dont le Fablel du dieu d’amours, que j’ai, publié, est le nec plus ultra, et qui tint plus tard une si grande place dans notre littérature avec le Roman de la Rose.

[6] On trouve, à la page 32 du Jeu de Pierre de la Broce, espèce d’églogue anonyme qui doit être considérée comme l’un des premiers essais de notre théâtre, et que j’ai publiée en 1835, la répétition de ce vers. Ceci pourrait donner à penser que le Jeu de Pierre de la Broce, pièce toute politique, sur la mort du favori de saint Louis et de Philippe-le-Hardi, est de Rutebeuf, si cette locution, sinon très poétique, du moins proverbiale, ne se retrouvait beaucoup trop fréquemment chez les trouvères, pour qu’on pût en appuyer l’hypothèse en question.

[7] Ms. 7615. Var. pape.

[8] Ms. 7633. Var. Mult pou.

[9] Ms. 7615. Var. Boloigne.

[10] Ms. 7615. Var.

                   Ou treſtoz vis deſfigurez

                   Qu’il fut jà ſi deſmeſurez :

                               Fère ne l’ veut.

                   Or en voit ſi com eſtre puet.

[11] Je crois que ce vers et le précédent pourraient bien être une allusion à la mort du pape Clément IV et à celle du roi, qui se suivirent d’assez près ; mais ce passage n’est pas suſfisamment explicite pour que j’ose l’affirmer.

[12] Ms. 7633. Var. autres.

...

Valid XHTML 1.0 Transitional