Achille Jubinal, Li Diz de Puille
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 168-173.
   
  Ci encoumence
  Li Diz de Puille[1].
  Ms. 7633.
   
1 Cil Damediex qui fiſt air, feu, & terre & meir
2 Et qui por noſre mort senti le mors ameir,
3 Il doint ſaint paradix qui tant fait à ameir
4 A touz ceulz qui orront mon dit fans diffameir !
   
5 De Puille eſt la matyre que je vuel coumancier
6 Et dou Roi de Cézile, que Dieux puiſſe avancier !
7 Qui vodrat elz ſainz cielz ſemance ſemancier
8 Voiſſe aider au boen roi qui tant fait à priſier.
   
9 Li boens Rois eftoit cuens d’Anjou & de Provance,
10 Et c’eſtoit filz de roi, frères au roi de France.
11 Bien pert qu’il ne vuet pas faire Dieu de ſa pance,
12 Quant por l’arme ſauveir met le cors en balance[2].
   
13 Or preneiz à ce garde, li groz & li menu,
14 Que puis que nos ſons nei & au ſiècle venu,
15 S’avons-nos pou à vivre ; s’ai-je bien retenu,
16 Bien avons mains à vivre quant nos ſommes chenu.
   
17 Conquérons paradix quant le poons conquerre ;
18 N’atendons mie tant meſlée ſoit la ſerre.
19 L’arme at tantoſt ſon droit que li cors eſt en terre :
20 Quant ſentance eſt donée noians eſt de plus querre.
   
21 Dieux done paradix à touz ces biens voillans :
22 Qui aidier ne li vuet bien doit eſtre dolanz.
23 Trop at contre le Roi d’Yaumons & d’Agoulans[3] :
24 Il at non li rois Charles : or li faut des Rollans[4].
   
25 Sains Andreuz ſavoit bien que paradix valoit
26 Quant por crucefier à ſon martyre aloit.
27 N’atendons mie tant que la mors nos aloit,
28 Car bien ferions mort ſe teiz dons nos failloit.
   
29 Cilz ſiècles n’eſt pas ſiècles, ainz eſt chans de bataille.
30 Et nos nos combatons à vins & à vitaille.
31 Auſi prenons le tens com par ci le me taille ;
32 S’acréons ſeur noz armes & metons à la taille.
   
33 Quant vanra au paier coument paiera l’arme
34 Quant li cors ſolon Dieu ne moiſſone ne fame ?
35 Se garans ne li eſt Dieux & la douce Dame,
36 Gezir les convanra en parmenable flame.
   
37 Pichéour vont à Roume guerre confeſſion
38 Et laiſſent tout encemble avoir & manſion
39 Si vont fors pénitance, ci at confuſion,
40 Voiſent .i. pou avant, ſ’auront rémiſſion.
   
41 Bien eſt foulz & mauvais qui teil voie n’emprent
42 Por eſcheveir le ſeu qui tout adès emprant.
43 Povre eſt ſa conciance quant de non reprent,
44 Pou priſe paradix quant à ce ne ſe prent.
   
45 Gentilz cuens de Poitiers, Diex & ſa douce Meire
46 Vous doint ſaint paradyx & la Brant joie cleire !
47 Bien li aveiz montrei loiaul amour de frère,
48 Ne vos a pas tenu convoitize la neire.
   
49 Bien i meteiz le voſtre, bien l’i aveiz jà mis ;
50 Bien monſtreiz au beſoing que vos ieſtes amis :
51 Se chacuns endroit ſoi c’en fuſt ſi entremis,
52 Ancor oan éuſt Charles mult moins d’anemis.
   
53 Prions por le roi Charle ; c’eſt por nos maintenir,
54 Por Dieu & ſainte Églize c’eſt mis au convenir.
55 Or prions Jhéſu-Crit que il puiſt avenir
56 A ce qu’il a empris, & ſon oſt maintenir.
   
57 Prélat, ne grouciez mie clou dizéime paier,
58 Mais priez Jhéſu-Crit qu’il pance d’apaier ;
59 Car ſe ce n’a meſtier, ſachiez ſanz délaier
60 Hom panrra à méimes : ſi porroiz abaier[5].
   
  Explicit.
 

[1] Nous avons vu Rutebeuf prêchant la croisade de Syrie en 1265. Nous le voyons, la même année, dans cette pièce et la suivante, prêchant la guerre d’Italie entreprise par Charles d’Anjou.

Je ne puis résister au plaisir de citer ici un éloquent passage de feu M. Michelet, t. III, de son Hist. de France, à propos de la guerre dont Rutebeuf se montre un si zélé partisan : « La Syrie n’avait pas de pitié à attendre de Charles d’Anjou. Cette île, à moitié arabe, avait tenu opiniâtrement pour Manfred et sa maison. Toute insulte que les vainqueurs pouvaient faire subir au peuple sicilien, ne leur semblait que représailles, … mais ce qui menaçait d’en augmenter le poids chaque jour davantage, c’était un premier, et habile essai d’administration, l’invasion de la fiscalité, l’apparition, de la finance dans ce monde de l’Orient et de l’Énéide. Ce peuple de laboureurs et de pasteurs avait gardé, sous toute domination, quelque chose de l’indépendance antique. Il y avait eu jusque-là des solitudes dans la montagne, des libertés dans le désert ; mais voilà que le fisc explore toute l’île. Curieux voyageur, il mesure la vallée, escalade le roc, effleure le pic inaccessible ; le percepteur dresse son bureau sous le châtaignier de la montagne ; on poursuit, on enregistre le chevrier errant aux corniches des rocs, entre les laves et les neiges.» « Nous avions cru, dit Barthélemi de Néocastre, recevoir un roi du père des pères ; nous avions reçu l’antechrist. »

« .... Voilà le sort de la Sicile depuis tant de siècles. C’est toujours la vache nourrice, épuisée de lait et de sang par un maître étranger. Elle n’a eu d’indépendance, de vie forte, que sous ses tyrans, les Denys, les Gelons. Eux seuls la rendent formidable au dehors. Depuis, toujours esclave. C’est chez elle que se sont décidées toutes les grandes questions du monde antique : Athènes et Syracuse, la Grèce et Carthage, Carthage et Rome ; enfin, les guerres civiles. Toutes ces batailles solennelles du genre humain ont été combattues en vue de l’Etna, comme un jugement de Dieu par devant l’autel ! »

[2] Charles le Ier d’Anjou, roi de Naples, né en 1220, fils de Louis VIII et de Blanche de Castille. Lors de la première croisade, il accompagna son frère (Louis IX), avec lequel il fut fait prisonnier. Il mourut en l’an 1285.

[3] Le roman d’Agoullant, d’Hyaumont ou d’Aspremont, car il porte ces trois noms, fait partie des romans des douze Pairs. La Bibliothèque nationale en possède deux exemplaires. Cette chanson de geste, dont l’auteur est inconnu, s’ouvre par l’arrivée d’un message à Charlemagne de la part d’Agoullant, roi d’Aspremont, ville située bien au-delà de la Pouille et de la Calabre, selon le romancier. Ce messager, qui a nom Belan, annonce à Charlemagne que s’il ne veut pas rendre hommage à Agoullant, celui-ci viendra le chercher avec vii. c. m. Turquiens (sept cent mille Sarrasins), et qu’il ravagera toute la chrétienté, car

                   Quanque Alixandre conquit en ſon aage,

                   Viaut-il tenir : c’eſt de ſon érirage.

L’empereur, comme on le pense bien, reçoit ces paroles avec mépris ; mais il traite généreusement le messager et le comble de présents.

De retour auprès de son maître, le messager rend compte de sa mission. Pendant ce temps Charlemagne, afin d’accomplir sa parole, écrit à tous les princes ses voisins, entre autres à Ogier-le-Danois, à Girart d’Euphraite, duc de Bourgogne, etc., les priant de l’aider dans l’expédition qu’il projette, en leur faisant entendre que s’ils le laissent sans secours et qu’il soit vaincu par les Sarrasins, eux-mêmes ne tarderont pas à être subjugués. Ces princes ne demandent pas mieux que de combattre les infidèles. Ils viennent en personne joindre l’empereur, et aussitôt que l’armée est réunie, elle se dirige vers Aspremont, qu’elle assiége. Là de grands combats ont lieu. Roland, qui est jeune encore, se fait adouber chevalier par l’empereur son oncle : on lui ceint, pour la première fois, Durandart, cette épée, la plus belle et la meillure d’oevre qui oncques fuſt, selon la Chronique de Turpin, et le héros ouvre la carrière de ses exploits en tuant Hyaumont, fils cadet d’Angoullant, dont celui-ci, dans son audacieux message, avait dit à Charlemagne qu’il ferait un roi de Rome.

Enfin, les troupes d’Agoullant sont vaincues ; lui-même est sur le point de périr quand le duc Clares, touché de pitié, lui offre de racheter sa vie en se faisant baptiser. Agoullant refuse, et, armé d’une hache, s’élance sur son ennemi, qu’il frappe violemment ; mais le coup, mal ajusté, ne brise que l’écu de Clares et ne tue que son cheval. Le duc, irrité, n’écoute plus que sa colère ; il se précipite sur Agoullant et le perce de son épée. Telle est à peu près l’histoire à laquelle Rutebeuf fait allusion.

[4] Adam de la Halle a dit de Charles d’Anjou, à la même époque, dans la pièce intitulée : C’est du Roi de Sezile :

                   « S’encore fuſt Charles en Franche le roial,

                   Encore trouvaſt-on Rolant & Parcheval. »

Cette pensée est exactement celle qui termine un sonnet où Scévole de Sainte-Marthe parle du poëte Desportes :

                   Il paroît bien qu’alors que ce poëte écrivoit

                   Un prince tel qu’Auguſte en la France vivoit,

                   Puiſqu’il fit de ſon temps renaître des Virgiles.

[5] Il y eut, en effet, un décime de levé pour les frais de l’entreprise de Charles d’Anjou, par les soins de Simon de Brie, alors légat en France et cardinal ; mais il parait que le clergé n’en fut pas trop content.

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