Achille Jubinal, Des Règles
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 224-232.
   
  Des Règles,
  ou
  C’est li Diz des Règles.
  Mss. 7218, 7633.
   
1 Puiſqu’il covient vérité tère,
2 De parler n’ai-je mès que fère :
3 Vérité ai dite en mains leus
4 (Or eſt li dires périlleux[1])
5 A tels qui n’aiment vérité,
6 Qui ont mis en auctorité
7 Tels choſes que metre n’i doivent.
8 Auſſi nous peinent & deçoivent
9 Com li gorpis[2] fet les oiſiaus.
10 Savez que ſet li damoiſiaus :
11 En terre rouge ſe toueille,
12 Le mort fet & la ſorde oreille ;
13 Si vienent li oiſel des nues,
14 Et il aime mult lor venues,
15 Quar il les ociſt & afole[3].
16 Auſi vous di à brief parole
17 Cil nous ont mort & afolé
18 Qui paradis ont acolé.
19 A cels le donent & délivrent
20 Qui les aboivrent & enyvrent
21 Et qui lor engreſſent les pances
22 D’autrui chatels, d’autrui ſubſtances,
23 Qui ſont, eſpoir, bougre parſet,
24 Et par paroles & par fet,
25 Ou uſerier mal & divers,
26 Dont el ſautier nous dit li vers
27 Qu’il ſont jà dampné & perdu.
28 Or ai le ſens trop eſperdu.
29 S’autres paradis porroit eſtre
30 Que cil qui eſt le roi céleſtre,
31 Quar à celui ont-il failli
32 Dont en la fin ſont mal bailli[4].
33 Qui porroit paradis avoir
34 Après la mort por ſon avoir,
35 Bon feroit embler & tolir ;
36 Mès il les covendra boillir
37 Ou puis d’enfer ſanz jà réembre :
38 Tel mort doit l’en douter & criembre
39 Bien ſont or mort & avuglé,
40 Bien ſont or fol & deſjuglé,
41 S’ainfi ſe cuident délivrer.
42 Au mains ſera Diex au livrer
43 De paradis, qui que le vende.
44 Je ne cuit que ſaint Pières rende
45 Ouan les clez de paradis ;
46 Et il i metent .x. & .x.
47 Cels qui vivent d’autrui chaté
48 Ne l’ont or bien ciſt achaté.
49 S’on a paradis por ſi pou,
50 Je tieng por bareté ſaint Pou,
51 Et ſi tieng por fol & por nice
52 Saint Luc, ſaint Jaque de Galice,
53 Qui ſ’en firent martirier,
54 Et saint Pierre crucefier[5] !
55 Bien pert qu’il ne furent pas ſage,
56 Se paradis eſt d’avantage ;
57 Et cil ſi rementi ſorment
58 Qui diſt que peine ne torment
59 Ne ſont pas digne de la grâce
60 Que Dieu par ſa pitié nous face.
61 Or avez la première riègle
62 De cels qui ont guerpi le ſiècle.
   
63 La ſeconde vous dirai-gié :
64 Noſtre prélat ſont enragié,
65 Si ſont décreſtiſtre & devin.
66 Je di, por voir, non pas devin
67 Qui por paor à mal ſe ploie,
68 Et à malfetor ſe ſouploie,
69 Et por amor vérité leſſe :
70 Qui à ces .ij. choſes ſe pleſſe,
71 Si maint bone vie en ceſt monde,
72 Qu’il a ſailli à la ſeconde.
73 Je vis jadis[6], ſi com moi ſamble
74 Xxiiij. prélas enſamble,
75 Qui par acort bon & léal,
76 Et par conſeil fin & féal,
77 Firent de l’Univerſité,
78 Qui eſt en grant averſité,
79 Et des Jacobins bone acorde[7].
80 Jacobins rompirent la corde :
81 Ne fu lors bien noſtre créance,
82 Et noſtre loi en grant balance,
83 Quant les prélaz de ſainte Ygliſe
84 Deſmentirent toz en tel guiſe.
85 N’orent-ils lors aſſez veſcu,
86 Quant l’en lor fiſt des boches cu,
87 Conques puis n’en ſirent clamor ?
88 Le preudomme de Saint-Amor
89 Porce qu’il ſermonoit le voir
90 Et le diſoit par eſtovoir,
91 Firent tantoſt ſemondre à Romme
92 Quant la cort le trova preudomme,
93 Sanz mauvaiſtié, ſanz vilain cas.
94 Sainte Ygliſe, qui tel cler as,
95 Quant tu le leſſas eſcillier
96 Te péuſt-tu miex avillier[8] ?
97 Et fu baniz ſanz jugement :
98 Ou cil qui à droit juge ment,
99 Ou encor en prendra venjance ;
100 Et ſi cuit bien que jà commance.
101 La fin du ſiècle eſt mès prochiene :
102 Encor eſt ceſte gent ſi chiene !
103 Quant .i. riche homme vont entor,
104 Seignor de chaſtel ou de tor,
105 Ou uſerier ou clerc trop riche,
106 Qu’il aiment miex grant pain que miche,
107 Si ſont tuit ſeignor de léenz
108 Jà n’enterront clerc ne lai enz
109 Qu’il ne’ſ truiſent en la meſon ;
110 A ci granz ſeignors ſanz reſon.
111 Quant maladie ces genz prent
112 Et conſcience les reprent,
113 Et anemis les haſte fort,
114 Qui jà les voudroit trover mort,
115 Lors ſi metent lor teſtament
116 Sor cele gent, que Diex ament.
117 Puiſqu’il ſont ſaiſi & veſtu,
118 La montance d’un ſeul ſan
119 N’en donront jà puis por lor âme :
120 Ainſi requet qui ainſi ſame.
121 Sanz avoir cureur ont l’avoir,
122 Et li curez n’en puet avoir
123 S’à paine non du pain por vivre,
124 Ne achater .i. petit livre
125 Où il puiſſe dire complies ;
126 Et cil en ont pances emplies,
127 Et bibles & ſautiers gloſez,
128 Que l’en voit cras & repoſez.
129 Nus ne puet ſavoir lor couvaine
130 Je n’en ſai c’une feule vaine :
131 Il vuelent fère lor voloir,
132 Cui qu’en doie le tuer doloir ;
133 Il ne lor chaut, mès qu’il lor plèſe,
134 Qui qu’en ait paine ne meſèſe.
135 Quant chiés povre provoire vienent,
136 Où pou ſovent la voie tienent
137 S’il di a rivière ou vingnoble,
138 Lors ſont ſi cointe & ſont ſi noble
139 Qu’il ſamble que ce ſoient roi.
140 Or covient por elz grant aroi
141 Dont li povres hom eſt en trape ;
142 S’il devoit engagier ſa chape[9],
143 Si covient-il autre viande
144 Que, l’Eſcripture ne commande.
145 S’il ne ſont péu ſanz défaut,
146 Se li preſtres de ce défaut,
147 Il ert tenuz à mauves homme,
148 S’il valoit ſaint Piere de Romme ;
149 Puis lor covient laver les james[10]
150 Or i a unes ſimples fames
151 Qui ont envelopé les cols,
152 Et ſont barbées comme cols[11],
153 Qu’à ces ſaintes genz vont entor,
154 Qu’eles cuident au premier tor
155 Tolir ſaint Pière ſe baillie ;
156 Et riche fame cil mal baille
157 Qui n’eſt de tel corroie çainte :
158 Qui plus bèle eſt, ſi eſt plus ſainte.
159 Je ne di pas que plus en facent[12],
160 Mès il ſamble que pas n’es hacent ;
161 Et ſaint Bernars diſt, ce me ſamble :
162 « Converſer homme & fame enfamble
163 Sanz plus ouvrer ſelonc nature,
164 C’eſt vertu ſi nète & ſi pure
165 (Ce teſmoingne bien li eſcriz)
166 Com de ladre fiſt Jhéſus-Chriz ! »
167 Or ne ſai-je ci ſus qu’entendre.
168 Je voi ſi l’un vers l’autre tendre
169 Qu’en .i. chaperon a .ij. teſtes,
170 Et il ne ſont angles ne beſtes.
171 Amis ſe font de ſainte Ygliſe,
172 Por ce que en plus bèle guiſe
173 Puiſſent ſainte Ygliſe ſozmetre,
174 Et por ce nous dit ci la lettre :
175 « Nule dolor n’eſt plus fervant
176 Qu’ele eſt de l’anemi ſervant. »
177 Ne ſai que plus briefment vous die :
178 Trop ſons en péreilleuſe vie.
   
  Expliciunt les Règles.
 

[1] On pourrait inférer de ce passage et de plusieurs autres de Rutebeuf, que ses hardiesses, qui souvent n’épargnaient même pas le roi, lui avaient peut-étre attiré quelque châtiment et qu’il en avait gardé un souvenir amer.

[2] Ms. 7633. Var. vuerpyz (le renard).

[3] La Fontaine a dit :

                   « Le galant ſait le mort et du haut d’un plancher

                   Se pend la tête en bas.... »

[4] Le Ms. 7633 offre les variantes qui suivent:

                   Dont il ſont mort & mal bailli :

                   Mais il croient ces ypocrites

                   Qui ont les enceignes eſcrites

                   Einz viſages d’eſtre preudomme,

                   Et li ſont teil com je les nomme.

                   Halas ! qui porroit Deu avoir, etc.

[5] Un troubadour, Ramon de Castelnau, a exprimé en d’autres termes la même pensée : « Si Dieu, dit-il, veut que les Moines-Noirs soient sans égaux pour bien manger et pour tenir des femmes, les Moines-Blancs pour des bulles mensongères, les Templiers et les Hospitaliers pour leur orgueil, et les chanoines pour prêt à usure, je tiens pour bien fous saint Pierre et saint André qui souffrirent pour Dieu tant de tourments, puisque tous arrivent au même salut. »

[6] Le mot jadis qui se trouve dans ce vers montre que cette pièce a été composée à quelques années de distance du conseil dont il est parlé dans les vers qui suivent, c’est-à-dire probablement de 1258 à 1260.

[7] Le concile de Paris, tenu en1256 à propos du meurtre commis en la personne du chantre de l’église de Chartres, et dans lequel on s’occupa en même temps de l’affaire de Guillaume de Saint-Amour et des Jacobins. (Voyez la note de la page 89 de la complainte de Guillaume de Saint-Amour.) Ce concile était présidé par Henry, archevêque de Sens, à la tête de cinq autres prélats, Guillaume, évêque d’Orléans, Renaud de Paris, Gui d’Auxerre, Nicolas de, Troyes, et Aleaume, évêque de Meaux. La sentence des quatre archevêques, membres du concile, dont l’un fut plus tard proclamé saint, fut cassée par le pape Alexandre IV, à la requête des Jacobins, à ce qu’on crut, mais cela n’est pas certain.

[8] Ces vers démontrent que cette pièce fut composée avant le retour de Guillaume de Saint-Amour et pendant qu’il était encore en exil, c’est-à-dire avant 1260.

[9] Il paraît que ce qui avait lieu dans les rangs inférieurs du clergé se pratiquait aussi de pape à évêque. On lit à peu près la même chose dans le continuateur de Guillaume de Nangis à propos des voyages de Clément V.

[10] Ms. 7633. Var. jambes.

[11] Les Béguines, qui avaient le cou enveloppé de la coiffure qui a pris son nom de leur ordre (béguin), ou qui le lui a donné.

[12] Voyez pour ce reproche Li Diz des Béguines et la onzième strophe de La Chanson des Ordres.

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