Achille Jubinal, De Sainte Eglise
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 45-50.
   
  De Sainte Eglise[1].
  Ms. 7615.
   
1 Rimer m’eſtuet, c’or al matire,
2 A bien rimer : por ce m’atire.
3 Rimerai de Sainte Égliſe :
4 N’en puis plus fère que le dire.
5 S’en ai le tuer taint & plain d’ire
6 Quant je la vois en tel point miſe.
7 Ha, Jhéſu-Criz ! car te raviſe
8 Que la lumière soit eſpriſe,
9 C’on a eſtaint por toi deſpire.
10 La loi que tu nous as apriſe
11 Eſt ci vencue & entrepriſe
12 Qu’elle ſe torne à deſconfire.
   
13 Des yex dou cuer ne véons gote,
14 Ne que la taupe ſoz la mote.
15 Entendez me vers ne vous voir
16 Où ſe vient chacun ſe dote.
17 Ahi ! ahi ! fole gent tote
18 Qui n’osez connoiſtre le voir,
19 Com je dout, por eſtovoir,
20 Ne face Diex ſor vous plovoir
21 Tele pluie qui là dégoute !
22 Se l’en puet paradis avoir
23 Por brun abit, ou blanc, ou noir,
24 Qu’il a mult de fox en ſa rote !
   
25 Je tien bien à fol & à nice
26 Saint Pol, ſaint Jaques de Galice,
27 Saint Bertelemieu & ſaint Vincent.
28 Qui ſurent sanz mal & ſanz vice
29 Et prirent, ſanz autre délice,
30 Martirez por Dieu plus de cent.
31 Li ſaint preudome qu’en muſant
32 Aloient au bois porchaceant
33 Racines en leu de vice,
34 Cil refurent fol voirement,
35 S’on a Dieu ſi légièrement
36 Por large cote & por pélice.
   
37 Vous devins & vous diſcretiſtre,
38 Je vous jete fors de mon titre ;
39 De mon titre devez fors eſtre,
40 Quant le cinquième eſvengelitre[2]
41 Voſt’ droit frère, meſtre & meniſtre ;
42 De parler dou roi céleſtre,
43 Encor vous feroit en champ eſtre,
44 Com autre brebiz chanpeſtre,
45 Cil qui font la novelle eſpitre.
46 Vous eſtes mitrés non pas meſtre ;
47 Vous copez Dieu l’oroille deſtre :
48 Dieux vous giete de ſon regitre.
   
49 De ſon regiſtre il n’en puet mais ;
50 Bien puet passer & avril & mays
51 Et Sainte Égliſe puet bien brère ;
52 Car véritez a fet ſon lais.
53 Ne l’oſe dire clers ne lais :
54 Si ſ’en refuit en ſon repère
55 Qui la vérité veut retrère.
56 Vous dotez de voſtre doère
57 Si ne puet iſſir dou palais,
58 Car les denz muevent le trère[3]
59 Et li cuers ne ſ’oſe avant trère :
60 Se Diex vous het, il n’en puet mais.
   
61 Ahi ! prélat & nervoié,
62 Com a l’en or bien emploié
63 Le patremoine à Crucefi !
64 Par les goles vous ont loié
65 Cil qui ſovant ont rimoié
66 Dieu leſſié por ſon atefi :
67 Dou remanant vous di-je : Fi !
68 N’en aurez plus, je vous afi ;
69 Encor vous a Diex trop paié.
70 De par ma langue vous desfi :
71 Vous en yrez de fi en fi
72 Juqu’en enfer le roié.
   
73 Il eſt bien raiſon & droiture
74 Vous laiſſiez la ſainte Écriture,
75 Dont Sainte Égliſe eſt deſconfite ;
76 Vous teſiez la Sainte Eſcriture,
77 Selonc Dieu menez vie oſcure,
78 Et c’eſt voſtre vie petite :
79 Qui vous flate entor vous abite.
80 La profécie eſt bien eſcrite :
81 Qui Dieu aime, droit prent en cure ;
82 La char eſt en enfer afflite,
83 Qui por paor aura deſpite
84 Droiture & raison & meſure.
   
85 L’eve qui ſanz corre tornoie
86 Aſſez plus toſt .i. home noie
87 Que celle qui adès decort.
88 Por ce vous di, ſe Diex me voie,
89 Tiex fet ſemblent qu’à Dieu ſ’aploie
90 Que c’eſt l’eve qui pas ne cort.
91 Hélas ! tant en corent à cort
92 Qu’à povre gent font ſi le ſort
93 Et aus riches font feſte & joie,
94 Et prometent à .i. mot cort
95 Saint paradis ; à coi que tort,
96 Jà ne diront ſe Diex l’otroie.
   
97 Je ne blâme pas gent menue,
98 Si ſont auſi comme cochon
99 L’en lor ſet entendre cançon[4],
100 L’en lor fet croire de veve voix
101 Une ſi grant deſcovenue
102 Que brebiz blanche eft tote noire.
103 Si l’on laus ceſte gloire loire[5],
104 Il n’en font une grant eſtoire
105 Nés dou manche de la charrue,
106 Por coi il n’ont autre mimoire.
107 Dites-lor : « C’es de faint Grigoire : »
108 Quelque choſe ſoit, eſt créue.
   
109 Se li Rois ſéiſt or enqueſte
110 Sor ceus qui ce ſut ſi honeſte
111 Si com il fet ſor ces bailliz,
112 C’auſin ne trueve cler ne preſtre
113 Qui eſt enquerre de lor geſte
114 Dont li ciègles eſt mal bailliz
115 Sanz naturel lor eſt failliz
116 Quant cil qui jurent ès palliz
117 Ne font orendroit grant moleſte
118 S’il n’ont bon vins & les blanz liz.
119 Se Diex les a por ce eſliz,
120 Por pou perdi ſaint Poz la teſte.
   
  Explicit de Sainte Eglise.
 

[1] Cette satire, tout en n'abordant dans le détail que des généralités, offre cependant, dans son ensemble, un sens particulier qui peut donner lieu à une explication spéciale. Voici celle qu'on en peut, selon nous, proposer. Les professeurs séculiers auraient promptement perdu leur cause (voir le Dit de l'Université de Paris, et la Discorde de l'Université et des Jacobins, etc.), sans le parti qu'on sut tirer de l'apparition de l'Évangile éternel, contre les Frères-Prêcheurs, qu'on accusa de soutenir les témérités ou les hérésies qui se rencontrent dans cet ouvrage. Rutebeuf surtout ne se fit pas faute d'attaquer ses adversaires sur ce point-là. Ami passionné des écoles et de l'Université, nous le voyons, dans la pièce qui nous occupe, gourmander les prélats et le haut clergé de leur froideur à l'égard du livre nouveau, dont il se sert comme d'une arme contre ses ennemis et qu'il voudrait leur voir condamner.

[2] Par ces mots, le cinquième éſvengelitre, Rutebeuf veut désigner certainement Jean de Parme, auteur vrai ou supposé de l'Évangile éternel, dont les Joachimites avaient commencé, en 1254, l'explication publique à Paris. Condamné d'abord par Innocent IV, sur la plainte des docteurs et du clergé, l’Évangile éternel le fut de nouveau en 1256 par Alexandre IV. Notre pièce doit avoir été écrite avant ces condamnations, qu'elle sollicite, et, par conséquent, vers 1255. C'est du reste la date que le Roman de la Rose donne à l'apparition du livre, qu'il regarde comme issu du diable en ligne directe. Ce n'est pas tout à fait l’opinion de Henri Estienne, qui, dans son Apologie pour Hérodote (tome II, page 285), lui donne pour auteurs les Jacobins et les Cordeliers.

[3] Sans aucun doute, Rutebeuf, par le rapprochement de ces deux expressions denz et palais, a voulu se livrer ici à un jeu de mots assez peu digne du titre de la pièce où il se trouve, et qui a le malheur de rappeler aujourd'hui ce calembourg d'une spirituelle parade moderne (le Sourd ou l'Auberge pleine), dans laquelle l'un des personnages dit, en parlant d'un autre, qu'il a un palais près de Sedan (ses dents).

[4] Je supplée par ces deux rimes en on à la lacune du manuscrit.

[5] Loire, permise ; de licere.

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