Achille Jubinal, C’est li Testament de l’Ane
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 78-85.
   
  C’est li Testament de l’Ane[1].
  Mss. 7633.
   
1 Qui vuet au ſiècle à honeur vivre
2 Et la vie de ſeux enſuyvre
3 Qui béent à avoir chevance,
4 Mout treuve au ſiècle de nuiſance,
5 Qu’il at meſdizans davantage
6 Qui de ligier li font damage,
7 Et ſi eſt touz plains d’envieux.
8 Jà n’iert tant biaux ne gracieux,
9 Se dix en ſont chiez lui assis,
10 Des meſdizans i aura ſix.
11 Et d’envieux i aura nuef.
12 Par derrier ne priſent .i. oés,
13 Et par devant li font teil feſte
14 Chaſcuns l’encline de la teſte.
15 Coument n’auront de lui envie
16 Cil qui n’amandent de ſa vie,
17 Quant cil l’ont qui ſont de ſa table,
18 Qui ne li ſont ferm ne metable ?
19 Ce ne puet eſtre, c’eſt la voire.
20 Je le vos di por .i. prouvoire
21 Qui avoit une bone eſgliſe ;
22 Si ot toute ſ’entente miſe
23 A lui chevir & faire avoir :
24 A ce ot tornei ſon ſavoir.
25 Aſſeiz ot robes & deniers ;
26 Et de bleif toz plains ces greniers,
27 Que li preſtres ſavoit bien vendre,
28 Et pour la vendue atendre
29 De Pasques à la Saint-Remi ;
30 Et ſi n’éuſt ſi boen ami
31 Qui en péuſt riens née traire,
32 S’om ne li fait à force faire :
33 Un aſne avoit en ſa maiſon,
34 Mais teil aſne ne vit mès hom
35 Qui vint ans entiers le ſervi ;
36 Mais ne ſai ſ’onques teil ſerf vi.
37 Li aſne morut de vielleſce
38 Qui mult aida à la richeſce.
39 Tant tint li preſtre ſon cors chier
40 C’onques non laiſſaſt acorchier
41 Et l’enfoy ou ſemetière ;
42 Ici lairai ceſte matière.
   
43 L’eveſque ert d’autre manière.
44 Que convoiteux ne eſchars n’iere,
45 Mais cortois & bien afaitiez
46 Que cil fuſt jà bien deſhaitiez
47 Et véiſt preudome venir
48 N’uns ne l’ péuſt el liſt tenir.
49 Compeigne de boens creſtiens
50 Eſtoit ſes droiz fiſiciens ;
51 Toujours eſtoit plainne ſa ſale :
52 Sa maignie n’eſtoit pas male ;
53 Mais quanque li ſires voloit
54 N’uns de ces ſers ne ſ’en doloit :
55 C’il ot mueble, ce fut de dete ;
56 Car qui trop deſpent il ſ’endete.
57 Un jour grant compaignie avoit
58 Li preudons qui toz bien ſavoit.
59 Si en parla l’en de ces clers riches,
60 Et des preſtres avers & chiches
61 Qui ne font bontei ne honour
62 A eveſque ne à feignour.
63 Cil preſtres i fut emputeiz,
64 Qui tant fut riches & monteiz :
65 Auſi bien fut ſa vie dite
66 Com ci la véiſſent eſcrite,
67 Et li dona l’en plus d’avoir
68 Que troi n’em péuſſent avoir ;
69 Car hom dit trop plus de la choze
70 Que hom n’i trueve à la parcloze.
   
71 « Ancor a-t-il teil choze faite,
72 Dont granz monoie ſeroit traite,
73 S’eſtoit qu’il la méiſt avant,
74 Fait cil qui vuet ſervir devant,
75 Et c’en devroit grant guerredon. »
76 — « Et qu’a-il ſait ? » dit li preudon.
77 — « Il a pis fait c’un Béduyn,
78 Qu’il at ſon aſne Bauduyn
79 Mis en la terre bénéoite. »
80 — « Sa vie ſoit la maléoite,
81 Fait l’eveſques ; ſe ce eſt voir,
82 Honiz ſoit-il, & ces avoirs.
83 Gautier, faites-le-nous ſemondre :
84 Si orrons le preſtres reſpondre
85 A ce que Robers li meſt ſeure ;
86 Et je di, ſe Dex me ſecoure,
87 Se c’eſt voirs, j’en aurai l’amende[2]. »
88 — « Je vous otroi que l’en me pande,
89 Se ce n’eſt voirs que j’ai contei,
90 Si ne vous fiſt onques bontei. »
   
91 Il fut ſemons ; li preſtres vient :
92 Venuz eſt reſpondre convient
93 A ſon éveſque de ceſt quas
94 Dont li preſtres doit eſtre quas.
95 — « Faux, deſléaux, Deu anemis,
96 Où aveiz-vos voſtre aſne mis ?
97 Diſt l’eveſques. Mout aveiz fait
98 A ſainte Egliſe gant meſfait ;
99 Onques mais n’uns ſi grant n’oy,
100 Qui aveiz votre aſne enfoy
101 Là où on met gent creſtienne ! …
102 Per Marie l’Egyptienne !
103 C’il puet eſtre choze provée,
104 Ne par la bone gent trovée,
105 Je vos ferai metre en priſon,
106 C’onques n’oy teil meſpriſon. »
107 Dit li preſtres : « Biax très dolz ſire,
108 Toute parole ſe lait dire ;
109 Mais je damant jor de conſeil,
110 Qu’il eſt droiz que je me conſeil
111 De ceſte choze, c’il vos plait,
112 Non pas que je i bée en plait. »
113 — « Je vuel bien le conſeil aiez,
114 Mais ne me tieng pas apaiez
115 De ceſte choze ; c’ele eſt voire. »
116 — « Sire, ce ne fait pas à croire. »
   
117 Lors ſe part li veſques dou preſtre,
118 Qui ne tient pas le fait à feſte.
119 Li preſtres ne ſ’eſmaie mie,
120 Qu’il feit bien qu’il at bone amie :
121 C’eſt ſa borce, qui ne li faut
122 Par amende ne por défaut.
   
123 Queque foz dort & termes vient.
124 Li terme vint, & cil revient :
125 Xx. livres en une corroie
126 Touz ſes[3] & de bonne monoie
127 Aporta li preſtres o ſoi ;
128 N’a garde qu’il ait faim ne ſoi.
129 Quant l’eſveſques le voit venir,
130 De parler ne ſe pot tenir :
131 Preſtres, conſoil aveiz éu,
132 Qui aveiz voſtre ſens béu ? »
133 — « Sires, conſoil oi-ge, cens faille ;
134 Mais à conſoil n’afiert bataille.
135 Ne vos en devez mervillier,
136 Qu’à conſoil doit-on concillier.
137 Dire vos vueul ma conſcience ;
138 Et c’il i afiert pénitance,
139 Ou ſoit d’avoirs, ou ſoit de cors,
140 Adons ſi me corrigiez lors. »
   
141 L’eveſques ſi de li ſ’aprouche
142 Que parleir i pout bouche à bouche,
143 Et li preſtres liève la chière,
144 Qui lors n’out pas monoie chière.
145 Deſoz ſa chape tint l’argent :
146 Ne l’ozat montreir por la gent.
147 En conciliant conta ſon conte :
148 « Sire, ci n’afiert plus lonc conte :
149 Mes aſnes at lonc tans veſcu ;
150 Mout avoie en li boen eſcu,
151 Il m’at ſervi, & volentiers,
152 Moult loiaument .xx. ans entiers,
153 Se je ſoie de Dieu aſſoux.
154 Chacun an gaaingnoit .xx. ſols,
155 Tant qu’il ot eſpargnié .xx. livres.
156 Pour ce qu’il ſoit d’enfer délivres
157 Les vos laiſſe en ſon teſtament. »
158 Et diſt l’eſveſques : « Diex lament,
159 Et ſi li pardoint ces meſfais
160 Et toz les péchiez qu’il at fais[4] ! »
161 Enſi com vos aveiz oy,
162 Dou riche preſtre ſ’eſjoy
163 L’eveſques ; por ce qu’il meſprit
164 A bontei faire li apriſt.
165 Rutebues nos diſt & enſeigne
166 Qui deniers porte à ſa beſoingne
167 Ne doit douteir mauvais lyens.
168 Li aſnes remeſt creſtiens :
169 Atant la rime vos en lais,
170 Qu’il paiat bien & bel ſon lais.
   
  Explicit.
 

[1] Cette pièce, dont Legrand d'Aussy a donné une traduction avec de fort longs commentaires, qui n'ont aucun rapport avec son texte (voyez tome III de ses Fabliaux, pag. 105 et suivantes, édition de Renouard), a été imprimée par Barbazan. (Voyez t. III de Méon, pag. 70.) On en retrouve le sujet dans les Facéties et Mots subtils en françois et en italien, fol. 17 ; dans les Novelle di Malespini, t. II, nov. 59 ; dans les Mille et une Nuits (histoire du cadi qui veut faire punir un Musulman pour avoir fait des funérailles à son chien) ; dans le Dictionnaire d'anecdotes, t. II, pag. 451 ; dans les Fables d'Abstémius ; dans les Contes de Sedaine ; dans les Facetiæ Pogii ; dans les Facetiæ Frischlini, pag. 270 ; dans l'Arcadia in Brenta, pag. 325 ; et dans les Convivales sermones, t. I, pag. 154 ; enfin, Imbert l'a mise en vers français, t. I, pag. 264, de son Recueil de Fabliaux (Paris, 1795). Daunou a dit, tant à son sujet qu'à celui des autres contes de notre poëte : « Les fabliaux de Rutebeuf ont trop d'originalité pour ne .pas indiquer au moins son Testament de l'Ane, sa Jeune fille déguisée en Cordelier, et la Dame qui fit trois tours  autour le mouſtier. »

[2] L'usage permettait, en effet, à un évêque de condamner un prêtre à l'amende et de le faire mettre en prison pour un délit ecclésiastique. On aura une idée de la police de ces temps-là quand on saura que ces amendes formaient en grande partie, avec les confiscations, le produit de la justice des seigneurs, et que ce produit était un de leurs revenus les plus considérables. Philippe-Auguste comptait au nombre de ses différents droits les forfaits et les crimes : Nostra jura et nostram justitiam, et forefacta quæ proprie nostra sunt. (Legrand d’Aussy, t. III, édit. Renouard.)

[3] Tout secs.

[4] Dans les Fables d'Abstémius, le dénouement est encore plus spirituel : le prêtre vient apporter à l'évêque une grosse somme en écus dont l'empreinte représente un roi qui a des armes en main, et l'évêque répond qu'il ne peut résister à tant d'hommes armés. — La pièce de Rutebeuf est une charmante satire des donations faites aux églises par testament.

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