Achille Jubinal, Le Pet au Vilain
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 86-92.
   
  Le Pet au Vilain
  ou ci encoumence
  Li Diz dou Pet au Vilain[1].
  Mss. 7218, 7615, 7633.
   
1 En paradis l’eſpéritable
2 Ont grant part la gent chéritable,
3 Mais cil qu’en aus n’ont charité
4 Ne ſens, ne bien, ne vérité,
5 Si ont failli à cele joie[2],
6 Ne ne cuit que jà nus en joie
7 S’il n’a en li pitié humaine
8 Ce di-je por la gent vilaine
9 C’onques n’amèrent clerc ne preſte,
10 Si ne cuit pas que Diex lor preſte
11 En paradis ne leu ne place.
12 Onques à Jhéſu-Chriſt ne place
13 Que vilainz ait herbregerie
14 Avoec le filz ſainte Marie ;
15 Quar il n’eſt reſon ne droiture
16 (Ce trovons-nous en Eſcriture),
17 Paradix ne puéent avoir
18 Por deniers ne por autre avoir ;
19 Et à enfer r’ont-il failli,
20 Dont li maufez ſont maubailli ;
21 Si orrez par quel meſpriſon
22 Il perdirent cele priſon.
   
23 Jadis fu uns vilains enfers :
24 Appareilliez[3] eſtoit enfers
25 Por l’âme au vilain recevoir ;
26 Ice vou di-je bien de voir,
27 Uns déables iert venuz
28 Par qui li droiz ert maintenuz.
29 Maintenant que léenz deſcent,
30 .I. ſac de cuir au cul li pent,
31 Quar li maufez cuide ſanz faille
32 Que l’âme par le cul ſ’en aille.
33 Mès li vilains, por gariſon,
34 Avoit ce ſoir priſe poiſon.
35 Tant ot mangié bon bueſ as aus
36 Et du cras humé qui fu chaus,
37 Que la pance ne ſu pas mole,
38 Ainz li tent com corde à citole.
39 N’a mais doute qu’il ſoit périz ;
40 S’or puet poirre, ſi eſt gariz.
41 A ceſt enfort forment ſ’eſforce,
42 A ceſt eſfort met-il ſa force
43 Tant ſ’eſforce, tant ſ’eſvertue,
44 Tant ſe torne, tant ſe remue.
45 C’uns pet en ſaut qui ſe deſroie,
46 Li ſas empliſt & cil le loie ;
47 Quar li maufez por pénitance
48 Li ot aus piez foulé la pance,
49 Et l’en dit bien en reprovier
50 Que trop eſtraindre fet chiier.
   
51 Tans ala cil qu’il vint à porte.
52 Atout le pet qu’el ſac enporte ;
53 En enſer gete & ſac & tout,
54 Et li pez en ſailli à bout.
55 Eſtes-vous chaſcun des maufez.
56 Mautalentiz & eſchaufez,
57 Et maudient l’âme à vilain.
58 Chapitre tindrent lendemain,
59 Et ſ’acordent à cel accort
60 Que jamais nus âme n’aport
61 Qui de vilain ſera iſſue ;
62 Ne puet eſtre qu’ele ne pue.
63 A ce ſ’acordèrent jadis,
64 Qu’en enſer ne en paradis
65 Ne guet vilains entrer ſanz doute :
66 Oï avez la reſon toute.
67 Rustebues ne ſet entremetre
68 Où l’en puiſſe âme à vilain metre,
69 Qu’ele a failli à ces deux raignes ;
70 Or voiſt chanter avec les raines[4]
71 Que c’eſt li mieudres qu’il i voie,
72 Ou el tiègne droite la voie,
73 Por ſa pénitence alégier,
74 Eu la terre au père Audegier :
75 C’eſt en la terre de Cocuce,
76 Audegiers chie en ſ’aumuce[5].
   
  Explicit dou Pet au Vilain.
 

[1] Legrand d’Aussy (t. II de ses Fabliaux, p. 352, édit. Renouard) a donné un analyse fort raccourcie de ce fabliau sous le titre de l’Indigestion du vilain, et il y a mis une note que je crois devoir reproduire : « J’ai changé, dit-il, le titre de ce fabliau, qui dans l’original est intitulé Dou Pet au villain. J’eusse même supprimé le conte sans hésiter s’il n’eût contenu que la polissonnerie grossière qu’annonce son titre ; mais, en l’admettant, j’ai moins considéré le genre de plaisanterie qu’il offre que l’objet même sur lequel roule cette plaisanterie. On a déjà vu plusieurs exemples de la licence avec laquelle les fabliers se permettaient de badiner sur le paradis et l’enfer. Aux réflexions que mes lecteurs n’auront pas manqué de faire à ce sujet, j’ajouterai seulement quelques faits, qui sûrement en occasionneront de nouvelles : c’est que ces scandaleuses facéties étaient la récréation des grands seigneurs aux fêtes de l’année les plus solennelles ; c’est que, tandis qu’on exterminait par le feu, par des croisades particulières, etc., certains hérétiques qui ne différaient qu’en quelques points de la croyance générale, les poëtes qui composaient ces impiétés, les musiciens qui les chantaient, ont vécu tranquillement et sont morts dans lent lit ; c’est que ces pièces ont paru presque toutes sous le règne du plus dévôt de nos monarques, sous un prince dont la maxime était qu’il ne faut répondre que par un coup d’épée à celui qui ose médire de la loi chrétienne, sous un prince qui fit percer d’un fer rouge la langue d’un bourgeois de Paris convaincu de blasphème ; qui, lorsque les Languedociens, révoltés contre l’établissement de l’Inquisition, prirent les armes, employa son autorité contre eux, etc. » Méon a également laissé cette pièce dans son édition du recueil de Barbazan. (Voyez Fabliaux , t. III , pag. 67.)

[2] Ms. 7615 offre pour le vers précédent la variation suivante :

                   Mès cil qu’en aus n’ont vérité,

                   Ne bien, ne païs, ne charité.

Ms. 7633. Var.

                   Ne bien, ne foi, ne loiaute.

[3] Ms. 7633. Var. Empareilliez.

[4] Grenouilles ; rana.

[5] Le fabliau d’Audigier, qui se trouve au Ms. 1830 Saint-Germain, et qu’a donné Barbazan (voyez Fabliaux de Méon, t. IV, pag. 217), est une des pièces les plus ordurières qui nous soient restées du moyen âge. Il paraît qu’elle a joui, au XIIIe siècle, d’une grande réputation, car, outre la mention qu’en fait ici Rutebeuf, Adam de la Halle, dans le Jeu de Marion et Robin, fait dire à l’un de ses personnages:

                   Je ſai trop bien canter de geſte ;

                   Me volés-vous oïr conter ?

                               Baudons.

                   Oïl.

                               Gauthiers.

                   Fais-moi donc eſcouter.

                               (Il commence.)

                   Audigier, diſt Raimberge, bouſe vous di, &c.

Il en est également question dans le roman d’Aiol et de Mirabel, sa femme. Lorsque Aiol entre dans la ville de Poitiers, monté sur son coursier Marchegai, que les privations ont rendu aussi maigre pour le moins que celui du chevalier de la Manche, tandis que lui-même n’est guère mieux équipé noir plus que le héros de Cervantès, les enfants courent après lui et la foule se moque de son harnachement. C’est alors qu’on lui dit par dérision :

                   Fu Audengiers vo père qui tant fu ber,

                   Et Raiberghe vo mère o le vis cler :

                   Iteus armes ſoloit toudis porter.

(Voyez fol. 103, r°, Ire col., Ms. La VaI., n°80, et fol. 102, v°, 2me col.) Un peu auparavant, il est également question d’Audigier dans ce roman.

Le fabliau d’Audigier commence par nous raconter la vie de Turgibus , seigneur de Cocuce et fils de Poitruce, qui épousa Rainberge, dont il eut Audigier. Les exploits grotesques de Turgibus, s’ils’n’étaient pas entremêlés de récits dégoûtants et dont on n’oserait citer le moindre fragment, seraient assez curieux. Ainsi, lorsqu’il vint en France, il fit tout de suite éclater sa valeur en perçant de sa lance une araignée. Un autre jour il traversa d’un coup de flèche l’aile d’un papillon, qui depuis ne put voler si ce n’est un peu. Quant à ceux d’Audigier, ils sont de la même force. Dans une de ses aventures, il reste pendu à une haie par son éperon, et, lorsque le vent le fait tomber à terre, il coupe à cette haie, pour en tirer vengeance, trois ronces et un chardon. Du reste, voici son portrait :

                   Il ot pâle le vis & teſte noire,     

                   Et ot groſſes eſpaules & ventre maire (major).

                   Il ne li covient pas faire eſclitoire,

                   Quar en toutes ſaiſons avoit la foire.

Audigier, selon l’auteur du fabliau, épousa Troncecrevace, sœur de Maltrecie et filleule de Rainberge. Le lendemain de ses noces, pour récompenser les jongleurs qui étaient accourus, il leur donna à chacun trente crottes de chèvre.

Tout ceci n’est pas, comme on le voit, d’un goût littéraire bien raffiné ; il y a loin de ces compositions à nos beaux romans des Douze Pairs, aux pastorales naïves d’Adam le Bossu et aux Complaintes de Rutebeuf ; mais, malgré leur grossièreté, ces fabliaux ne sont pas dénués d’esprit.

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