Achille Jubinal, De Charlot le Juif qui chia en la Pel dou Lièvre
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 98-104.
   
  Ci encoumence
  De Charlot le Juif
  Qui chia en la Pel dou Lièvre[1].
  Ms. 7633.
   
1 Qui méneſtreil vuet engignier
2 Mout en porroit mieulz bargignier ;
3 Car mout ſoventes fois avient
4 Que cil por engignié ſe tient
5 Qui méneſtreil engignier cuide,
6 Et ſ’en trueve ſa bource vuide :
7 Ne voi nelui cui bien en chiée.
8 Por ce devroit eſtre eſtanchiée
9 La vilonie c’om lor fait,
10 Garſon & eſcuier ſorfait,
11 Et teil qui ne valent .ij. ciennes.
12 Por ce le di qu’à Aviceinnes[2]
13 Avint, n’a pas .i. an entier,
14 A Guillaume le penetier[3].
15 Cil Guillaumes dont je vos conte,
16 Qui eſt à monſeigneur le conte
17 De Poitiers, chaſſoit l’autre jour[4]
18 I. lièvre qui ert à ſéjour.
19 Mult durement ſe deſrouta ;
20 Li lièvres, qui les chiens douta,
21 Aſſeiz foï & longuement,
22 Et cil le chaſſa durement ;
23 Aſſeiz corut, aſſeiz ala,
24 Aſſeiz guenchi & ſà & là ;
25 Mais en la fin, vos di-ge bien
26 Qu’à force le prirent li chien.
27 Pris fu ſire coars li lièvres ;
28 Mais li roncins en ot les fièvres,
29 Et ſachiez que mais ne les tremble,
30 Eſcorchiez en fu, ce me cemble.
31 Or pot cil ſon roncin ploreir
32 Et mettre la pel eſſoreir ;
33 La pel, ſe Diex me doint ſalu,
34 Coûta plus qu’ele ne valu.
35 Or laiſſerons eſteir la pel,
36 Qu’il la garda & bien & bel
37 Juſqu’à ce tens que vos orroiz,
38 Dont de l’oïr vos eſjorroiz.
39 Partout eſt bien choze commune,
40 Ce ſeit chaſcuns, ce ſeit chaſcune,
41 Quant .i. hom fait noces ou feſte
42 Où il a gens de bone geſte,
43 Li meneſtreil, quant il l’entendent,
44 Qui autre choſe ne demandent,
45 Vont là, ſoit amont, ſoit aval,
46 L’un à pié, l’autres à cheval[5].
47 Li couzins Guillaume en fit unes
48 Des noces qui furent communes,
49 Où aſſeiz ot de bele gent,
50 Dont mont li ſu & bel & gent :
51 Aſſeiz mangèrent, aſſeiz burent ;
52 Se ne ſai-ge combien i furent
53 Je méiſmes, qui i eſtoie.
54 Aſſeiz firent & feſte & joie.
55 Ne vi pieſà ſi bele faire,
56 Ne qui autant me péuſt plaire.
57 Se Diex de ces biens me reparte,
58 N’eſt ſi grant cors qui ne départe :
59 La bonne gent c’eſt départie ;
60 Chaſcuns ſ’en va vers ſa partie.
61 Li méneſtreil treſtuit huezei[6]
62 S’en vinrent droit à l’eſpouzei.
63 N’uns n’i fu de parleir laniers[7] :
64 « Doneiz-nos maîtres ou deniers,
65 Font-il, qu’il eſt drois & raiſons ;
66 S’ira chaſcuns en ſa maiſon. »
   
67 Que vos iroie-je dizant,
68 Ne me paroles eſloignant ?
69 Chaſcun ot maître, nès Challoz[8]
70 Qui n’eſtoit pas mult biauz valloz.
71 Challoz ot à maître celui
72 Qui li lièvres fiſt téil anui.
73 Ces lettres li furent eſcrites,
74 Bien ſaellées & bien dites ;
75 Ne cuidiez pas que je vos boiz.
76 Challoz en eſt venuz au bois,
77 A Guillaume ces lettres baille ;
78 Guillaume les reſut cens faille ;
79 Guillaumes les commance à lire,
80 Guillaumes li a pris à dire :
81 « Challot, Charlot, biauz dolz amis,
82 Vos eſtes ci à moi tramis
83 Des noces mon couzin germain ;
84 Mais je croi bien, par ſaint Germain,
85 Que vos cuit teil choze doneir,
86 Que que en doie gronſonneir,
87 Qui m’a coutei plus de .c. ſouz,
88 Se je ſoie de Dieu aſſouz. »
89 Lors a apelei ſa maignie,
90 Qui fu ſage & bien enſeignie,
91 La pel d’un lièvre rova querre,
92 Por cui il fiſt maint pas de terre ;
93 Cil l’aportèrent à grant aléure,
94 Et Guillaumes de rechief jure :
95  « Charlot, ſe Diex me doint ſa grâce,
96 Ne ſe Dieux plus grant bien me face,
97 Tant me coûta com je te di. »
98 — « Hom n’en auroit pas ſamedi,
99 Fait Charlos, autant au marchié,
100 Et ſ’en aveiz mains pas marchié.
101 Or voige-bien que marchéant
102 Ne ſont pas toz jors bien chéant. »
   
103 La pel prent que cil li tendi ;
104 Onques grâces ne l’en rendi ;
105 Car bien ſaveiz, n’i ot de quoi.
106 Pencis la véiſſiez & quoi ;
107 Penſis ſ’en eſt iſſus là fuer ;
108 Et ſi pence dedens ſon cuer,
109 Se il puet, qu’il li vodra vendre,
110 Et li vendi bien au rendre.
111 Porpenceiz c’eſt que il fera,
112 Et coment il li rendera.
113 Por li rendre la félonie,
114 Fiſt en la pel la vilonie...
115 Vos ſavez bien ce que vuet dire.
116 Arier vint & li diſt : « Biau ſire,
117 Se ci a riens, ſi le preneiz. »
118 — « Or as-tu dit que bien ſeneiz ? »
119 — « Oïl, foi que doi Notre Dame »
120 — « Je cuit c’eſt la coiffe ma fame,
121 Ou ſa toaille, ou ſon chapel ;
122 Je ne t’ai donei que la pel. »
123 Lors a boutei ſe main dedens :
124 Eiz-vos l’eſcuier qui ot gans
125 Qui furent punais & puerri,
126 Et de l’ouvrage maître Horri[9].
127 Enſi fu ij. fois conchiez :
128 Dou méneſtreil fu eſpiez
129 Et dou lièvre ſu mal bailliz,
130 Que ces chevaus l’en fu failliz
131 Rutebuez dit, bien m’en ſouvient :
132 « Qui barat quiert, baraz li vient. »
   
  Explicit.
 

[1] Cette pièce a été mise en prose par Legrand d'Aussy (voyez t. III, page 90 de ses Fabliaux, édit. Renouard), et le texte en a été imprimé par Barbazan (voyez t. III, page 87, édit. de Méon). L'Histoire littéraire de la France, tome XX, trouve que, « dans son genre grossier, ce conte est irréprochable ; que le dialogue en est vif et la diction généralement élégante. »

[2] Vincennes, qui fut presque toujours la résidence d'Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, frère de saint Louis, jusqu'à son départ pour la croisade.

[3] Il est probable que Guillaume est ici un nom véritable, et que celui qui le portait était réellement panetier du comte de Poitiers ; mais nous n'avons aucun moyen de vérifier ce fait. Tout ce qui peut ressortir de notre pièce, c'est que Rutebeuf, qui était favorisé par le frère de saint Louis, avait probablement essuyé de son panetier quelque avanie ou quelque refus. Sans cela, l'eût-il fait le héros d’une histoire aussi ridicule que celle qu'il raconte ?

[4] Ce vers et le précédent, en faisant entendre que le comte de Poitiers existait encore lorsque Rutebeuf écrivait, placent la date de notre pièce avant 1270, époque de la mort d'Alphonse.

[5] Tout le monde sait que c'était, en eſfet, la coutume des jongleurs et des trouvères. Il ne se célèbre pas de mariage dans nos fabliaux et nos chansons de gestes sans que l'auteur dise immédiatement qu'il y vint une foule de jongleurs, lesquels mangèrent bien, burent mieux, racontèrent une foule d'histoires, et furent très-bien payés. Leur salaire consistait en cadeaux, soit d'argent, soit de vêtements, et quelquefois des deux ensemble. Ainsi aux noces de Gauthier d'Aupais l'auteur dit :

                   Il n'i ot jongleor n'éuſt bone ſoldée,

                   N'éuſt cote ou ſorcot ou grant chape forrée.

Je ferai remarquer en même temps que cette profession exigeait une multitude de connaissances et de talents dont la réunion, surprenante qu'elle serait aujourd'hui chez un seul individu, doit le paraître encore bien davantage chez des gens du XIIIe siècle. Ainsi, il ne s'agissait pas seulement pour eux de raconter quelques fragments de romans ; il fallait encore composer des fabliaux, des Dits, des Moralités, les mettre en musique, et s'accompagner en même temps de plusieurs instruments.

[6] Trestuit huezei, tout bottés.

[7] Laniers, lent, paresseux. C'est dans ce sens qu'on disait : un faucon lanier.

[8] Voyez une des notes de La Desputoison de Challot et du Barbier.

[9] Voyez, pour les détails sur ce personnage, une des notes de la Complainte Rutebeuf.

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