Achille Jubinal, L’Ave-Marie Rustebeuf
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 142-148.
   
  L’Ave-Marie Rustebeuf[1].
  Ms. 7218.
   
1 A toutes genz qui ont ſavoir
2 Fet Rustebues bien aſavoir
3        Et les ſemont :
4 Cels qui ont les cuers purs & mont
5 Doivent tuit déguerpir le mont
6        Et débouter ;
7 Car trop covient à redouter
8 Les ordures à raconter
9        Que chaſcuns conte.
10 C’eſt vérités que je vous conte :
11 Chanoine, clerc, & roi, & conte
12        Sont trop aver ;
13 N’ont cure des âmes ſauver,
14 Mès les cors baignier & laver
15        Et bien norrir ;
16 Car il ne cuident pas morir
17 Ne dedenz la terre porrir ;
18        Mès ſi feront,
19 Que jà garde ne ſi prendront,
20 Que tel mors el engloutiront
21        Qui leur nuira,
22 Que la laſſe d’âme cuira
23 En enfer, où jà ne l’ lera
24        Eſtez n’yvers.
25 Trop par ſont les morſiaus divers
26 Dont la char menjuent les vers
27        Et en pert l’âme.
28 I. Salu de la douce Dame,
29 Por ce qu’ele nous gart de blaſme
30        Vueil commencier ;
31 Quar en digne lieu & en chier,
32 Doit chaſcun metre ſanz tencier
33        Cuer & penſſée.
   
34 Ave, roïne coronée,
35 Com de bone eure tu fus née,
36        Qui Dieu portas !
37 Theophilus reconfortas[2]
38 Quant ſa chartre li raportas
39        Que l’anemis,
40 Qui de mal fère eſt entremis,
41 Cuida avoir lacié & mis
42        En ſa priſon.
   
43 Maria, ſi com nous liſon,
44 Tu lui envoias gariſon
45        De ſon malage
46 Qui déguerpi Dieu & ſ’ymage
47 Et ſi fiſt au déable homage
48        Par ſa folor ;
49 Et puis li fiſt à ſa dolor
50 Du vermeil ſanc de ſa color
51        Tel chartre eſcrire
52 Qui deviſa tout ſon martire,
53 Et puis après li eſtuet dire,
54        Par eſtavoir :
55 Par ceſt eſcrit fet asavoir
56 Theophilus ot, por avoir,
57        Dieu renoié. »
58 Tant l’ot deables deſvoié,
59 Que il eſtoit toz marvoié
60        Par despérance ;
61 Et quant li vint en remembrance
62 De vous, Dame pleſant & franche,
63        Sanz demorer
64 Devant vous s’en ala orer ;
65 De cuer commença à plorer
66        Et larmoier.
67 Vous l’en rendiſtes tel loier
68 Quant de cuer l’oïſtes proier
69        Que vous alaſtes,
70 D’enſer ſa chartre raportaſtes,
71 De l’anemi le délivraſtes
72        Et de ſa route[3].
   
73 Graciâ plena eſtes toute ;
74 Qui ce ne croit il ne voit goute,
75        Et le compère.
   
76 Dominus, li ſauvères père
77 Fiſt de vous ſa fille & ſa mère ;
78        Tant vous ama
79 Dame des angles vous clama ;
80 En vous ſ’encloſt, ainz n’entama
81        Vo dignité ;
82 N’en perdiſtes virginité.
   
83 Tecum, par ſa digne pité,
84        Vout toz jors eſtre
85 Laſus en la gloire céleſtre ;
86 Donez-le-nous ainſinques eſtre
87        Lez ſon coſté.
   
88 Benedicta tu, qui oſté
89 Nous as de’l dolereus oſté
90        Qui tant eſt ors,
91 Qu’il n’eſt en ceſt ſiècle tréſors
92 Qui nous péuſt fère reſtors
93        De la grant perte
94 Par quoi Adam fiſt la déſerte.
95 Prie à ton Fil qui nous en terde
96        Et nous eſlève
97 De l’ordure qu’aporta Eve
98 Quant de la pome oſta la ſève ;
99        Par qoi tes Fis,
100 Si com je ſui certains & fis,
101 Souffri mort & fu crucefis
102        Au vendredi ;
103 C’eſt véritez que je vous di ;
104 Et au tiers jor (plus n’atendi)
105        Reſuſcita ;
106 La Magdélene viſita,
107 De toz ſes péchiez l’acuita,
108        Et la ſiſt ſaine :
109 De paradis eſt la fontaine.
   
110 In mulieribus, & plaine
111        De ſeignorie :
112 Fols eſt qui en toi ne ſe fie.
113 Tu hez orgueil & félonie
114        Seur toute choſe ;
115 Tu es li lis où Diex repoſe ;
116 Tu es roſier qui porte roſe
117        Blanche & vermeille ;
118 Tu as en ton ſaint chieſ l’oreille
119 Qui les deſconſeilliez conſeille
120        Et met à voie ;
121 Tu as de ſolaz & de joie
122 Tant que raconter n’en porroie
123        La tierce part.
124 Fols eſt cil qui penſſe autre part
125 Et plus eſt fols qui ſe départ
126        De voſtre accorde ;
127 Quar honeſte miſéricorde
128 Et pacience à vous ſ’acorde
129        Et abandone.
130 Hé ! bénoite ſoit la corone
131 De Jéſu-Chriſt qui environe
132        Le voſtre chief !
   
133 Et benedictus de rechief,
134 Fructus qui ſouffri grant meſchief
135        Et grant méſaiſe
136 Por nous geter de la fornaise
137 D’enſer, qui tant par eſt puſnaiſe
138        Laide & obſcure.
139 Fié ! douce Virge nete & pure !
140 Toutes fames, por ta figure,
141        Doit l’en amer !
142 Douce te doit l’en bien clamer,
143 Quar en toi ſi n’a point d’amer
144        N’autre durté ;
145 Chacié en as toute obſcurté
146 Par la grâce, par la purté
   
147        Ventris tui.
148 Tuit ſ’en ſont déable fui ;
149 N’oſent parler, car amui[4]
150        Sont leur ſolas.
151 Quant tu tenis & acolas
152 Ton cher Fils, tu les afolas
153        Et mauméis.
154 Hé ! biaus Père qui me féis,
155 Si com c’eſt voirs que tu déis,
156        Je ſui t’ancèle ;
157 Toi, dépri-je, Virge pucèle,
158 Prie à ton Fil qu’il nous apèle
159        Au jugement,
160 Quant il fera ſi aigrement
161 Tout le monde communément
162        Trambler com fueille,
163 Qu’en ſa pitié nous acueille !
164 Diſons amen : qu’ainſi le vueille !
   
  Explicit l’Ave-Maria Rustebuef.
 

[1] Ce genre de pièce est très fréquent chez les poètes du moyen âge ; il y a dans le seul Ms. 7218 : L’Ave-Maria en français, La Patenostre en français, Le Credo de l’Userier, etc. M. Paris ajoute à cette remarque que sous le règne de Louis XIV nous trouvons encore le De Profundis et le Confiteor de Mazarin.

[2] Voyez plus loin Le Miracle de Théophile. Ce passage de l’Ave-Maria en est une analyse fort exacte.

[3] Route, rote, troupe, compagnie ; exemple : « Si virent venir une rote de demoiselles jusqu’à quatre. » (Roman de Perceval.)

[4] Amui, muets, de mutus.

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