Michel Zink, Le testament de l’âne
word Télécharger le texte en version Word (avec notes)
pdf Télécharger le texte en version PDF (avec notes)
excel Télécharger le texte en version Excel (sans notes)
pdf Télécharger la fiche des manuscrits (PDF)
lien Consulter les manuscrits
lien Consulter l'édition panoptique de ce texte
Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 1, pp. 96-104.
   
  C’EST LI TESTAMENT DE L’ASNE
   
1 Qui vuet au siecle a honeur viure
2 Et la vie de seux ensuyre
3 Qui beent a avoir chevance
4 Mout trueve au siecle de nuisance,
5 Qu’il at mesdizans d’avantage
6 Qui de ligier li font damage, f. 4 v° 2
7 Et si est touz plains d’envieux,
8 Ja n’iert tant biaux ne gracieux.
9 Se dix en sunt chiez lui assis,
10 Des mesdizans i avra six
11 Et d’envieux i avra nuef.
12 Par derrier nel prisent un oef[1]
13 Et par devant li font teil feste :
14 Chacuns l’encline de la teste.
15 Coument n’avront de lui envie
16 Cil qui n’amandent de sa vie,
17 Quant cil l’ont qui sont de sa table,
18 Qui ne li sont ferm ne metable ?
19 Ce ne puet estre, c’est la voire.
20 Je le vos di por un prouvoire
21 Qui avoit une bone esglise,
22 Si ot toute s’entente mise
23 A lui chevir et faire avoir :
24 A ce ot tornei son savoir.
25 Asseiz ot robes et deniers,
26 Et de bleif toz plains ces greniers,
27 Que li prestres savoit bien vendre
28 Et pour la venduë atendre
29 De Paques a la Saint Remi[2].
30 Et si n’eüst si boen ami
31 Qui en peüst riens nee traire,
32 S’om ne li fait a force faire.
33        Un asne avoit en sa maison,
34 Mais teil asne ne vit mais hom,
35 Qui vint ans entiers le servi.
36 Mais ne sai s’onques tel serf vi.
37 Li asnes morut de viellesce,
38 Qui mout aida a la richesce.
39 Tant tint li prestres son cors chier
40 C’onques nou laissat acorchier
41 Et l’enfoÿ ou semetiere :
42 Ici lairai ceste matiere. f. 5 r° 1
43 L’evesques ert d’autre maniere,
44 Que covoiteux ne eschars n’iere,
45 Mais cortois et bien afaitiez,
46 Que, c’il fust jai bien deshaitiez
47 Et veïst preudome venir,
48 Nuns nel peüst el list tenir :
49 Compeigne de boens crestiens
50 Estoit ces droiz fisiciens.
51 Touz jors estoit plainne sa sale.
52 Sa maignie n’estoit pas male,
53 Mais quanque li sires voloit,
54 Nuns de ces sers ne s’en doloit.
55 C’il ot mueble, ce fut de dete,
56 Car qui trop despent, il s’endete.
57        Un jour, grant compaignie avoit.
58 Li preudons qui toz bien savoit.
59 Si parla l’en de ces clers riches
60 Et des prestres avers et chiches
61 Qui ne font bontei ne honour
62 A evesque ne a seignour.
63 Cil prestres i fut emputeiz
64 Qui tant fut riches et monteiz.
65 Ausi bien fut sa vie dite
66 Con c’il la veïssent escrite,
67 Et li dona l’en plus d’avoir
68 Que trois n’em peüssent avoir,
69 Car hom dit trop plus de la choze
70 Que hom n’i trueve a la parcloze.
71        « Ancor at il teil choze faite
72 Dont granz monoie seroit traite,
73 S’estoit qui la meïst avant,
74 Fait cil qui wet servir devant,
75 Et c’en devroit grant guerredon.
76 — Et qu’a il fait ? dit li preudom.
77 — Il at pis fait c’un Beduÿn,
78 Qu’il at son asne Bauduÿn f. 5 r° 2
79 Mis en la terre beneoite.
80 — Sa vie soit la maleoite,
81 Fait l’esvesques, se ce est voirs !
82 Honiz soit il et ces avoirs !
83 Gautiers, faites le nos semondre,
84 Si orrons le prestre respondre
85 A ce que Robers li mest seure.
86 Et je di, se Dex me secoure,
87 Se c’est voirs, j’en avrai l’amende[3].
88 — Je vos otroi que l’an me pande
89 Se ce n’est voirs que j’ai contei.
90 Si ne vos fist onques bontei. »
91        Il fut semons. Li prestres vient.
92 Venuz est, respondre couvient
93 A son evesque de cest quas,
94 Dont li prestres doit estre quas.
95 « Faus desleaux, Deu anemis,
96 Ou aveiz vos vostre asne mis ?
97 Dist l’esvesques. Mout aveiz fait
98 A sainte Esglise grant meffait,
99 Onques mais nuns si grant n’oÿ,
100 Qui aveiz votre asne enfoÿ
101 La ou on met gent crestienne.
102 Par Marie l’Egyptienne,
103 C’il puet estre choze provee
104 Ne par la bone gent trovee,
105 Je vos ferai metre en prison,
106 C’onques n’oÿ teil mesprison. »
107 Dist li prestres : « Biax tres dolz sire,
108 Toute parole se lait dire.
109 Mais je demant jor de conseil,
110 Qu’il est droit que je me conseil
111 De ceste choze, c’il vos plait
112 (Non pas que je i bee en plait).
113 — Je wel bien le conseil aiez,
114 Mais ne me tieng pas apaiez f. 5 v° 1
115 De ceste choze, c’ele est voire.
116 — Sire, ce ne fait pas a croire. »
117        Lors se part li vesques dou prestre,
118 Qui ne tient pas le fait a feste.
119 Li prestres ne s’esmaie mie,
120 Qu’il seit bien qu’il at bone amie :
121 C’est sa borce, qui ne li faut
122 Por amende ne por defaut.
123        Que que foz dort, et termes vient.
124 Li termes vient, et cil revient.
125 Vint livres en une corroie,
126 Touz sés et de bone monoie,
127 Aporta li prestres o soi.
128 N’a garde qu’il ait fain ne soi.
129 Quant l’esvesque le voit venir,
130 De parleir ne se pot tenir :
131 « Prestres, consoil aveiz eü,
132 Qui aveiz votre senz beü.
133 — Sire, consoil oi ge cens faille,
134 Mais a consoil n’afiert bataille.
135 Ne vos en deveiz mervillier,
136 Qu’a consoil doit on concillier[4].
137 Dire vos vueul ma conscience,
138 Et, c’il i afiert penitance,
139 Ou soit d’avoir ou soit de cors,
140 Adons si me corrigiez lors. »
141        L’evesques si de li s’aprouche
142 Que parleir i pout bouche a bouche.
143 Et li prestres lieve la chiere,
144 Qui lors n’out pas monoie chiere.
145 Desoz sa chape tint l’argent :
146 Ne l’ozat montreir pour la gent.
147 En concillant conta son conte :
148 « Sire, ci n’afiert plus lonc conte.
149 Mes asnes at lonc tans vescu,
150 Mout avoie en li boen escu[5].
151 Il m’at servi, et volentiers,
152 Moult loiaument vint ans entiers.
153 Se je soie de Dieu assoux,
154 Chacun an gaaingnoit vint soux,
155 Tant qu’il at espairgnié vint livres.
156 Pour ce qu’il soit d’enfers delivres
157 Les vos laisse en son testament. »
158 Et dist l’esvesques : « Diex l’ament,
159 Et si li pardoint ses meffais
160 Et toz les pechiez qu’il at fais ! »
161 Ensi con vos aveiz oÿ,
162 Dou riche prestre s’esjoÿ
163 L’evesques por ce qu’il mesprit :
164 A bontei faire li aprist.
165 Rutebués nos dist et enseigne,
166 Qui deniers porte a sa besoingne
167 Ne doit douteir mauvais lyens.
168 Li asnes remest crestiens,
169 A tant la rime vos en lais,
170 Qu’il paiat bien et bel son lais.
   
  Explicit.
   
   
Manuscrit : C, f. 4 v°.
 
12. ne prisent un oes
 

[1] L’ancien français fait grand usage de ce genre d’expression : ne pas estimer quelqu’un ou quelque chose la valeur « d’un œuf », ou « d’une pomme », ou « d’un bouton » – suivant les exigences de la rime.

[2] Les cours du blé montent, bien entendu, pendant l’hiver pour atteindre leur niveau le plus élevé à la veille de la moisson suivante. Ceux qui en avaient les moyens spéculaient sur cette hausse en différant le plus possible la vente de leur blé. Le prêtre estime que Pâques est encore trop tôt pour vendre. Il attend jusqu’à la Saint-Rémi (1er octobre), date à laquelle, la moisson faite, les prix devraient avoir baissé – ce qui pourrait signifier que son excès de cupidité se retourne contre lui. Mais il faut plus vraisemblablement entendre que dans sa malignité il spécule sur une mauvaise récolte à la suite de laquelle les prix continueront de monter. La condamnation de ce genre de spéculation apparaît ailleurs. Ainsi, dans un exemplum de Jacques de Vitry, un spéculateur se pend après une succession de bonnes récoltes (Tubach 1250).

[3] L’expression n’est ni très naturelle ni très claire. Rutebeuf a probablement voulu faire allusion au sens juridique des termes amende et defaute (contumace), qui vient en surimpression de celui qui est le leur dans la phrase. Cf. les v. 138-9, où le prêtre utilise une formule juridique (« pénitence d’avoir ou de corps »).

[4] La traduction ne peut rendre qu’imparfaitement le jeu sur le mot conseil (temps de réflexion, examen, délibération) et l’expression a conseil (secrètement, en particulier).

[5] Escu (écu, bouclier) employé au sens figuré signifie normalement, comme il est naturel, « protection ». Mais l’âne était pour le prêtre une aide plutôt qu’une protection. Cet emploi approximatif du mot pourrait confirmer que Rutebeuf entend jouer du double sens d’écu, arme défensive et monnaie, une monnaie alors toute nouvelle – elle apparaît vers 1253 –, ce qui donnait plus de relief à la plaisanterie. Le prêtre peut dire qu’il avait en son âne « un bon écu » en ce que cet âne l’aidait et en ce qu’il lui rapportait de l’argent.

...

Valid XHTML 1.0 Transitional