Michel Zink, La griesche d’été
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 1, pp. 190-196.
   
  CI ENCOUMENCE DE LA GRIESCHE D’ESTE
   
1 En recordant ma grant folie[1]
2 Qui n’est ne gente ne jolie,
3 Ainz est vilainne
4 Et vilains cil qui la demainne,
5 Me plaing .VII. jors en la semainne
6 Et par raison. f. 53 r° 2
7 Si esbahiz ne fut mais hom,
8 Qu’en yver toute la saison
9 Ai si ouvrei
10 Et en ouvrant moi aouvrei
11 Qu’en ouvrant n’ai riens recouvrei
12 Dont je me cuevre.
13 Ci at fol ovrier et fole euvre
14 Qui par ouvreir riens ne recuevre :
15 Tout torne a perte,
16 Et la griesche est si aperte
17 Qu’ « eschac » dist « a la descouverte[2] »
18 A son ouvrier[3],
19 Dont puis n’i at nul recouvrier.
20 Juignet li fait sembleir fevrier :
21 La dent dit : « Quac »,
22 Et la griesche dit : « Eschac ».
23 Qui plus en set s’afuble .I. sac
24 De la griesche.
25 De Griece vint si griez eesche.
26 Or est ja Borgoigne briesche[4],
27 Tant at venu
28 De la gent qu’ele at retenu ;
29 Sont tuit cil de sa route nu
30 Et tuit deschauz,
31 Et par les froiz et par les chauz.
32 Nes ces plus maitres seneschaus
33 N’at robe entiere.
34 La griesche est de tel meniere
35 Qu’ele wet avoir gent legiere
36 En son servise :
37 Une hore en cote, autre en chemise.
38 Teil gent ainme com je devise,
39 Trop het riche home :
40 S’au poinz le tient, ele l’asoume
41 En court terme seit bien la soume f. 53 v° 1
42 De son avoir :
43 Ploreir li fait son nonsavoir.
44 Souvent li fait gruel[5] avoir,
45 Qui qu’ait avoinne.
46 Tremblei m’en a la maitre woinne[6].
47 Or vos dirai de lor couvainne :
48 G’en sai asseiz ;
49 Sovent an ai estei lasseiz.
50 Mei mars que li froiz est passeiz,
51 Notent et chantent.
52 Li un et li autre se vantent
53 Que, se dui dei ne les enchantent,
54 Il auront robe.
55 Esperance les sert de lobe,
56 Et la griesche les desrobe :
57 La bourse est wide,
58 Li gieux fait ce que hon ne cuide :
59 Qui que teisse, chascuns deswide[7].
60 Lor pencers chiet.
61 Nul bel eschac ne lor eschiet ;
62 N’en pueent mais qu’il lor meschiet,
63 Ainz lor en poize.
64 Qui qu’ait l’argent, Dieux at la noize.
65 Aillors couvient lor pencers voise,
66 Car .II. tournois,
67 Trois parisis, .V. viannois
68 Ne pueent pas faire .I. borjois[8]
69 D’un nu despris[9].
70 Je ne di pas que jes despris,
71 Ainz di qu’autres conseus est pris
72 De cel argent.
73 Ne s’en vont pas longue chargent :
74 Por ce que li argens art gent[10],
75 N’en ont que faire,
76 Ainz entendent a autre afaire :
77 A[u] tavernier font dou vin traire. f. 53 v° 2
78 Lors entre boule ;
79 Ne boivent pas, chacuns le coule,
80 Tant en antonnent par la goule
81 Ne lor souvient
82 Se robe acheteir lor couvient.
83 Riche sont, mais ne sai dont vient
84 Lor granz richesce.
85 Chacuns n’a rien quant il se dresce,
86 Au paier sont plain de peresce.
87 Lor faut la feste,
88 Lors remaignent chansons de geste,
89 Si s’en vont nu comme une beste
90 Quant il s’esmuevent.
91 A l’endemain povre se truevent ;
92 Li dui dei povrement se pruevent.
93 Or faut quaresmes,
94 Qui lor a estei durs et pesmes :
95 De poisson autant com de cresme[11]
96 I ont eü.
97 Tout ont joei, tot ont beü
98 Li uns at l’autre deceü,
99 Dit Rutebués
100 Por lor tabar qui n’est pas nués,
101 Qui tot est venduz en .II. wes.
102 C’il ont que metre,
103 Lors les verriez entremetre
104 De deiz panrre et de [deiz] jus metre.
105 Et avris entre,
106 Et il n’ont riens defors le ventre.
107 Lors sunt il vite et prunte et entre,
108 Eiz vos la joie !
109 N’i a si nu qui ne s’esjoie,
110 Plus sunt seigneur que raz en moie
111 Tout cel estei
112 Trop ont en grant froidure estei ;
113 Or lor at Dieux un tenz prestei f. 54 r° 1
114 Ou il fait chaut,
115 Et d’autre choze ne lor chaut :
116 Tuit apris sunt d’aleir deschauz.
   
  Explicit
   
   
Manuscrits : A, f. 305 r° ; B, f. 62 r° ; C, f. 53 r°. Texte de C.
 
Titre : A La griesche d’iver, B La griesche d’esté - Vers ajouté par C entre 13 et 14 et fol est cil qui c’en aeuvre - 15. C perde - 25. A vient - 37. C En hore - 43. B mq. - 46. B mq. – 70-71. B intervertis - 79. B mq. - 102-104 et 105-107. intervertis dans AB - 104. A et de dez jus metre, BC et de jus m. - 116. AB Tuit (B Tout) ont apris aler d. - A Explicit la griesche d’yver.
 

[1] La traduction « folle passion » est empruntée à Jean Dufournet. Le mot folie désigne souvent la passion charnelle. C’est pourquoi le poète précise que sa folie n’a rien de commun avec l’allégresse amoureuse, qu’elle n’est pas jolie.

[2] Expression du jeu d’échecs, lorsqu’un joueur, en déplaçant une pièce, fait tomber son roi sous l’échec d’une pièce de l’adversaire.

[3] Le poète a consacré son hiver à un travail qui ne lui a rien apporté. Ce « travail », c’est la pratique du jeu de la griesche, qui récompense mal celui qui s’y adonne, l’« ouvrier en griesche ».

[4] Il ne fait guère de doute que briesche soit un féminin de briois, « de la brie » ; la morphologie l’autorise et le rapprochement avec la Bourgogne le rend probable. Mais pourquoi la Bourgogne devient-elle briarde ? Cela pourrait signifier qu’elle a été ruinée par la griesche, comme le pense Hœpffner, si elle avait été au Moyen Age une région plus riche que la Brie. Mais ce n’était pas le cas. On peut penser, avec F.-B. (I, 527) qui n’avance cette hypothèse que pour la repousser à demi, à un jeu de mots sur bri, « piège », ou, comme Roger Dragonetti (1973, p. 97), à un jeu de mots autour de brider. Ces interprétations sont peu vraisemblables, car comme le remarque F.-B., la dérivation suffixale en -esche est dans ce cas anormale. Le calembour aurait été aussi obscur au XIIIe siècle qu’aujourd’hui. Et puis, pourquoi justement la Bourgogne, et non pas la Picardie ou l’Auvergne ? En réalité, la solution est sans doute fournie par le v. 13 de Renart le Bestourné, qui dit que Renard est seigneur Et de la brie et du vignoble. Dans ce vers, il est évident que la brie désigne la campagne, les cultures, par opposition au vignoble (F.-B. I, 538). Si l’on songe que les victimes de la griesche ne sont pas seulement des joueurs, mais aussi des buveurs – toute la fin de la Griesche d’été développe ce thème –, on comprend que, s’abattant en si grand nombre sur le pays (v. 27), il aient fait de la Bourgogne, région viticole par excellence, une brie, c’est-à-dire qu’ils en aient fait disparaître tout le vin (cf. Zink 1989).

[5] Tous les manuscrits donnent gruel, « gruau ». Mais le gruau est loin d’être un aliment inférieur à l’avoine. On traduit donc comme si gruel avait le sens de gruis, « son ». Alfred Foulet, dans son compte rendu de l’édition F.-B., souligne que l’anglais gruel et gruelling attestent que l’ancien français gruel signifiait bien « une chose de basse qualité » (Speculum 22, p. 331).

[6] Il n’est pas exclu que le poète joue des deux sens du mot « veine ». Celui de « chance » n’est pas attesté, semble-t-il, au XIIIe siècle, mais il l’est au siècle suivant (Brun de la Montagne 952).

[7] Rutebeuf recourt fréquemment aux métaphores impliquant les notions de filer, dévider, tisser, et de trame : cf. Plaies du monde 3-5, Mariage 9. La traduction introduit ici par pure maladresse un jeu de mots supplémentaire, puisqu’une maille est aussi une pièce de monnaie.

[8] Jeu de mots sur « bourgeois », qui désigne aussi – comme tournois, parisis et viennois – une sorte de monnaie.

[9] Calembour probable sur nu despris, « homme nu et méprisé », et nu d’esprit, « homme dénué d’intelligence ».

[10] Le jeu de mots original, li argens art gent, signifie bien entendu « l’argent brûle les gens ».

[11] Autrement dit, ils n’ont eu aucun de ces deux mets, autorisés en carême, mais coûteux. Cf. Mariage 82-85.

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