Michel Zink, Le dit des Jacobins
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 1, pp. 218-222.
   
  CI ENCOUMENCE LI DIS DES JACOBINS
   
  I
1 Signour, moult me merveil que ciz siecles devient
2 Et de ceste merveille trop souvent me souvient,
3 Si que en mervillant a force me couvient
4 Faire un dit mervilleux qui de merveilles vient.
  II
5 Orgueulz et Covoitise, Avarice et Envie
6 Ont bien lor enviaux sur cex qu’or sont en vie.
7 Bien voient envieux que or est la renvie[1],
8 Car Chariteiz s’en va et Largesce devie.
  III
9 Humiliteiz n’est mais en cest siecle terrestre
10 Puis qu’ele n’est en cex ou ele deüst estre.
11 Cil qui onques n’amerent son estat ne son estre
12 Bien croi que de legier la meront a senestre.
  IV
13 Se cil amessent Pais, Pacience et Acorde[2]
14 Qui font semblant d’ameir Foi et Misericorde,
15 Je ne recordasse hui / ne descort ne descorde. f. 4 r° 1
16 Mais je wel recordeir ce que chacuns recorde.
  V
17 Quant Frere Jacobin vinrrent premiers el monde,
18 S’estoient par cemblant et pur et net et monde[3].
19 Grand piece ont or estei si com l’iaue parfonde
20 Qui sans corre tornoie entour a la reonde.
  VI
21 Premiers ne demanderent c’un pou de repostaille
22 Atout un pou d’estrain ou de chaume ou de paille.
23 Le non Dieu sarmonoient a la povre pietaille
24 Mais or n’ont mais que faire d’oume qui a pié aille
  VII
25 Tant ont eüz deniers et de clers et de lais
26 Et d’execucions, d’aumoennes et de lais,
27 Que des baces maisons ont fait si grans palais
28 C’uns hom, lance sor fautre, i feroit un eslais.
  VIII
29 Ne vont pas aprés Dieu teil gent le droit sentier.
30 Ainz Dieux ne vout avoir tounel sor son chantier
31 Ne denier l’un sor l’autre ne blei ne pain entier,
32 Et cil sont changeor qui vindrent avant ier.
  IX
33 Je ne di pas se soient / li Frere Prescheeur, f. 4 r° 2
34 Ansois sont une gent qui sont boen pescheeur,
35 Qui prennent teil peisson dont il sunt mangeeur.
36 L’en dit : « Licherres[4] leche », mais il sont mordeeur.
  X
37 Por l’amor Jhesu Crist laisserent la chemise
38 Et prirent povretei qu’a l’Ordre estoit promise.
39 Mais il ont povretei glozee en autre guise :
40 Humilitei sarmonent qu’il ont en terre mise.
  XI
41 Je croi bien des preudomes i ait a grant plantei,
42 Mai cil ne sont oÿ fors tant qu’il ont chantei.
43 Car tant i at Orguel des orguilleux antei
44 Que li preudome en sont sorpris et enchantei.
  XII
45 Honiz soit qui jamais croirat por nulle chouze
46 Que desouz povre abit n’ait mauvistié enclouze.
47 Car teiz vest rude robe ou felons cuers repouze :
48 Li roziers est poignans et c’est soeiz la roze.
  XIII
49 Il n’at en tout cest mont ne bougre ne herite
50 Ne fort popelikant, waudois ne sodomite[5],
51 Se il vestoit l’abit / ou papelart[6] habite, f. 4 v° 1
52 C’om ne lou tenist jai a saint ou a hermite.
  XIV
53 Ha ! las ! con vanrront or tart a la repentance,
54 S’entre cuer et abit a point de differance !
55 Faire lor convanrrat trop dure penitance.
56 Trop par aimme le siecle qui par ce s’i avance.
  XV
57 Diviniteiz, qui est science esperitauble,
58 Ont il tornei le doz, et s’en font connestauble.
59 Chacuns cuide estre apostres quant il siet a la tauble,
60 Mais Diex pout ces apostres de vie plus metauble.
  XVI
61 Cil Diex qui par sa mort vout le mort d’enfer mordre
62 Me welle, c’il li plait, a son amors[7] amordre.
63 Bien sai qu’est granz corone, mais je ne sait qu’est Ordre,
64 Car il font trop de chozes qui mout font a remordre.
   
  Explicit.
   
   
Manuscrits : A, f. 306 v° ; B, f. 65 r° ; C, f. 3 v°. Texte de C.
 
Titre : A Des Jacobins - 6. B bien fet lor aviaus sor ; AB qui sont - 12. AB Bien sai q. de l. la metront. La graphie meront de C est nécessaire pour faire apparaître le jeu de mots : Cil qui onques n’amerent... la meront - 21. B si... parfonde mq. 38 AB povreté car l’o. - 46. AB simple abit - 47. B riche robe ou mauvés c. - 51. A s’abite, C habitent - 53-56. B mq. - 53. A Hé Diex - 54. AB dessevrance - 56. C su avance - 57. B Humilitez - 58. AC s’en sont, B s’en font - 59. AB quant il sont a - 61. AB la mort - 62. AB amors, C amour - AB Explicit des Jacobins.
 

[1] La traduction conserve les images fondées sur le vocabulaire du jeu, mais non les homophonies : enviaux, en vie, envieux, renvie. Sur enviaux et renvie, voir Griesche d’Hiver v. 43 et 47, et Repentance Ruteb. v. 84 et n. 5.

[2] Le jeu sur la paronomase du couple accorde / discorde et du verbe recorder (raconter) n’a pu être que partiellement sauvé dans la traduction, et encore au prix d’une périphrase peu naturelle et d’un allongement.

[3] L’adjectif monde ayant disparu du français moderne, on a dû, pour garder une trace de la rime équivoque, avoir recours à son contraire, immonde, qui a subsisté.

[4] Lecheor, toujours employé au sens figuré, signifie « gourmand », ou désigne d’une façon générale celui qui se laisse gouverner par les plaisirs des sens. Mais le verbe lecher a aussi – et même d’abord – le sens littéral qui est le sien aujourd’hui. Rutebeuf joue de cette double signification, en associant d’abord lecher à lecheor, puis en l’opposant à mordre. Il fait du même coup allusion au jeu de mots bien connu : Dominicani, Domini canes (les Dominicains, chiens de garde du Seigneur).

[5] Les bougres (Bulgares) sont les albigeois, ou cathares, que l’on appelait ainsi parce que leur hérésie dualiste venait d’Europe orientale et était apparentée à celle des Bogomils (cf. chron. ann. 1223, cit. par Du Cange) : Philippe Aug. envoia son fils en Albigeois pour destruire l’heresie des Bougres du pays). Le mot poplicani, populicani, publicani (cf. poplican), dérivé par contaminations de Pauliciani (disciples de Paul de Samosate), désigne d’une façon générale les manichéens, mais s’applique lui aussi le plus souvent aux cathares. Les vaudois sont les disciples de Pierre Valdo (vers 1140-vers 1217), marchand lyonnais fondateur d’un mouvement de pauvreté évangélique bientôt rejeté hors de l’église et qui a dérivé vers l’hérésie. La sodomie, durement condamnée, malgré la tolérance pour les amitiés adolescentes, était passible des mêmes peines que l’hérésie, et les hérétiques étaient souvent taxés de ce vice. Le piquant de la supposition de Rutebeuf dans cette strophe vient de ce que les Dominicains, fondés pour lutter contre l’hérésie, étaient officiellement en charge de cette mission, et particulièrement de l’Inquisition.

[6] Sur ce mot, voir Chansons des Ordres, n. 1.

[7] La leçon amors (amorce) paraît préférable à amour, donné par C, qui est une lectio facilior. Mais il n’est pas exclu qu’amors ait joué d’une ambiguité volontaire avec amor. Une fois de plus, la traduction ne sauve qu’imparfaitement les paronomases (remordre au v. 64).

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