Michel Zink, Le mariage Rutebeuf
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 1, pp. 244-250.
   
  CI ENCOMMENCE LI MARIAGES RUTEBUEF
   
1 En l’an de l’Incarnacion,
2 .VIII. jors aprés la nacion
3 Celui qui soffri passion,
4 En l’an sexante,
5 Qu’abres ne fuelle, oizel ne chante,
6 Fis je toute la riens[1] dolante
7 Qui de cuer m’aimme.
8 Nez li muzars musart me claimme.
9 Or puis fileir, qu’il me faut traimme[2] :
10 Mout ai a faire.
11 Diex ne fist cuer tant deputaire,
12 Tant li aie fait de contraire
13 Ne de martyre,
14 C’il en mon martyre ce mire,
15 Qu’il ne doie de boen cuer dire :
16 « Je te clain quite ».
17 Envoier .I. home en Egypte,
18 Ceste doleur est plus petite
19 Que n’est la moie.
20 Je n’en puis mais se je m’esmoie.
21 L’an dit que fox qui ne foloie
22 Pert sa saison :
23 Que je n’ai borde ne maison,
24 Suis je mariez sans raison[3] ?
25 Ancor plus fort :
26 Por doneir plus de reconfort
27 A cex qui me heent de mort,
28 Teil fame ai prise
29 Que nuns fors moi n’aimme ne prise,
30 Et c’estoit povre et entreprise
31 Quant je la pris,
32 At ci mariage de pris,
33 Qu’or sui povres et entrepris
34 Aussi com ele !
35 Et si n’est pas jone ne bele : f. 47 r° 2
36 Cinquante anz a en son escuele[4],
37 C’est maigre et seche.
38 N’ai mais paour qu’ele me treche !
39 Despuis que fu neiz en la creche
40 Diex de Marie,
41 Ne fut mais tele espouzerie.
42 Je sui droiz foux d’ancecerie :
43 Bien pert a l’uevre.
44 Or dirat on que mal ce cuevre[5]
45 Rutebuez qui rudement huevre[6] :
46 Hom dira voir,
47 Quant je ne porrai robe avoir.
48 A toz mes amis fais savoir
49 Qu’ils ce confortent,
50 Plus bel qu’il porront ce deportent
51 (A cex qui ces noveles portent
52 Ne doignent gaires[7] ! )
53 Petit douz mais prevoz ne maires[8].
54 Je cuit que Dex li debonaires
55 M’aimme de loing :
56 Bien l’ai veü a cest besoing.
57 Lai sui ou le mail mest le coing[9] :
58 Diex m’i at mis.
59 Or fais feste a mes anemis,
60 Duel et corrouz a mes amis.
61 Or dou voir dire !
62 S’a Dieu ai fait corrouz et ire,
63 De moi se puet joeir et rire,
64 Que biau s’en venge.
65 Or me covient froteir au lange[10].
66 Je ne dout privei ne estrange
67 Que il riens m’emble.
68 N’ai pas buche de chesne encemble ;
69 Quant g’i suis, si a fou et tremble[11] :
70 N’est ce asseiz ?
71 Mes poz est briziez et quasseiz[12] f. 47 v° 1
72 Et j’ai touz mes bons jors passeiz.
73 Je qu’en diroie ?
74 Nes la destrucions de Troie
75 Ne fu si granz com est la moie.
76 Ancor i a :
77 Foi que doi Ave Maria,
78 S’onques nuns hons por mort pria,
79 Si prist pour moi !
80 Je n’en puis mais se je m’esmai.
81 Avant que vaigne avriz ne mai
82 Vanrra Quarenmes.
83 De ce vos dirai ge mon esme :
84 De poisson autant com de cresme
85 Aura ma fame.
86 Boen loisir a de sauver s’ame :
87 Or geünt por la douce Dame,
88 Qu’ele at loizir,
89 Et voit de haute heure gezir,
90 Qu’el n’avra pas tot son dezir,
91 C’est sans doutance !
92 Or soit plainne de grant soffrance,
93 Que c’est la plus grant porveance
94 Que je i voie.
95 Par cel Seigneur qui tot avoie,
96 Quant je la pris, petit avoie
97 Et elle mains.
98 Si ne sui pas ovriers de mains.
99 Hom ne saura la ou je mains
100 Por ma poverte.
101 Ja ne sera ma porte overte,
102 Car la maisons est trop deserte
103 Et povre et gaste :
104 Souvent n’i a ne pain ne paste.
105 Ne me blameiz ce ne me haste
106 D’aleir arriere,
107 Que ja n’i aurai bele chiere, f. 47 v° 2
108 C’om n’a pas ma venue chiere
109 Ce je n’aporte.
110 C’est ce qui plus me desconforte
111 Que je n’oz entreir en ma porte
112 A wide main[13].
113 Saveiz coumant je me demaing ?
114 L’esperance de l’andemain,
115 Si sunt mes festes.
116 Hom cuide que je fusse prestres,
117 Que je fas plus segnier de testes
118 (Ce n’est pas guile).
119 Que ce ge chantasse Ewangile[14].
120 Hon se seigne parmi la vile
121 De mes merveilles.
122 Hon les doit bien conteir au veilles,
123 Qu’il n’i aura ja lor pareilles,
124 Se n’est pas doute.
125 Il pert bien que je ne vi goute.
126 Diex n’a nul martyr en sa route
127 Qui tant ait fait.
128 C’il ont estei por Dieu deffait,
129 Rosti, lapidei ou detrait,
130 Je n’en dout mie,
131 Car lor poinne fu tost fenie,
132 Et ce duerra toute ma vie
133 Sanz avoir aise.
134 Or pri a Dieu que il li plaise
135 Ceste doleur, ceste mesaise
136 Et ceste enfance
137 M’atourt a sainte penitance
138 Si qu’avoir puisse s’acointance[15].
   
  Amen. Explicit.
   
   
Manuscrits : A, f. 307 v° ; B, f. 134 r° ; C, f. 47 r° ; G, f. 187 r°. Texte de C.
 
Titre : AB Le mariage Rustebeuf (B Rutebuef), G mq. - 2. B j. devant la ; G Mil .CC. a m’entencion - 3. A Jhesu qui ; G mq. - 5. ABG a. n’a f. ; BG n’oisiaus – 11. B damalaire, G si debonnaire - 14. G Se il mon me. remire - 17. B Envoiez - 20. B Et que j’en puis se ; G Trop laidement sans fame estoie - 22-23. AB intervertis - 22. AG Or n’ai, B Et si n’é b. - 23. B Je sui, G Et sui - 34. ABG gente ne b. - 37. G ele mengresche - 38. Car puis que fu mis en la c. - 41. A Je sui toz plains d’envoiserie, B t. p. de muserie, G s. droit folz amcesourie - 43. ABG se prueve - 55. A prové - 56. BG li maus - 67. G Je n’ai pas tout mon bois - 68. G Q. sui au feu j’ai f. - 70-71. B intervertis - 76-77. G intervertis - 76. G qu’il doit - 79. B Ce n’est mervax se - 82. A De ce puis bien dire m. - 87. G Tout a l. - 88. G v. tout a heure g. - 89. B Et si n’a pas ; G El n’a p. t. s. plesir - 91. G Or ait en dieu bonne esperance - 92. G C’est la plus bele contenance - 105. A se je me h. - 106. C ferai b. - 109. G La riens qui - 110. B n’os huchier a la p., G C’est que n’os hurter a la p. - 115. C cuida - 116. C Mais je - 124. G Ne pert il bien que n’i v. - 130. G Leur vie fu tantost f. - 131. A Mes ce durra, B La moie d., G Mais ce sera - 133. G Or prion a dieu qu’il li - 136. A a sainte p. - 137. G Tant que puisse avoir ; BG s’acordance - A Amen. Explicit le mariage Rustebuef, B Explicit le mariage Rutebuef, G explicit mq.
 

[1] Sur les raisons qui rendent peu vraisemblable l’interprétation de Dufournet (toute la rien qui = « tous ceux qui ») et sur celles qui interdisent de voir dans cette rien la femme du poète, voir Zink, 1985, p. 116-7 : « Ne peut-on penser que la seule personne qui aime sincèrement (le poète), c’est lui-même, et les deux vers ne pourraient-ils signifier : « j’ai fait mon propre malheur », ce qui est bien l’idée centrale du poème ? » Le point d’interrogation qui accompagne cette hypothèse est loin d’être de pure rhétorique.

[2] La trame est le fil qui, croisé avec la chaîne, permet de tisser. Ce fil venant à faire défaut, le poète doit se remettre à filer pour en avoir à nouveau. Image analogue dans Plaies du monde 3-5, Griesche d’hiver 89, Griesche d’été 59.

[3] L’enchaînement des idées est le suivant : un fou qui ne se comporte pas comme un fou perd son temps (proverbe, Morawski n° 792) ; ce n’est pas mon cas, puisque, moi qui suis fou, j’ai bien agi comme un fou en me mariant alors que je n’ai pas de maison. On ne saurait donc me reprocher d’avoir agi contre la raison, puisque j’ai agi en fou, étant fou.

[4] Même expression dans le Dit des droits du Clerc de Vaudoi (Ruelle, 1969, p. 50). Voir Zink, 1985, p. 117-8.

[5] Jeu de mot (propre au ms. C) sur « se couvrir », qui signifie à la fois « se garantir » et « se vêtir », ce deuxième sens étant explicité au v. 47.

[6] Il est difficile de préserver le rapprochement cher à Rutebeuf entre son nom et l’adjectif rude tout en évitant toute ambiguïté touchant le sens de ce mot, qui en ancien français ne signifie rien d’autre que grossier. « Rutebuez qui rudement huevre » (cf. Voie de Paradis 18, Sacristain 759, Sainte Elysabel 2156-68) ne peut vouloir dire « Rutebeuf qui travaille beaucoup » – comme on dit en fr. mod. « c’est un rude travailleur », « il a rudement travaillé » –, mais « Rutebeuf, dont le travail est grossier ». Ici, d’ailleurs, cette interprétation s’accorde seule avec le contexte : l’activité de ce balourd ne peut réussir à le mettre à l’abri du besoin.

[7] Le mandement optimiste du poète à ses amis devrait les inciter à récompenser généreusement ceux qui leur transmettront ces bonnes nouvelles. Mais comme celles-ci sont à prendre par antiphrase, Rutebeuf ajoute qu’il convient au contraire de s’abstenir de donner un pourboire à ces messagers de malheur.

[8] L’idée est que, n’ayant plus rien, le poète ne craint plus d’avoir à payer amendes ou impôts. Pour la rendre, la traduction s’autorise l’anachronisme d’une substitution de termes. Les prévôts étaient des officiers de justice de rang subalterne, dépendant des baillis. La charge était affermée. Philippe le Bel leur retirera le pouvoir d’infliger des taxes et des amendes, d’autant plus abusives qu’ils en retenaient une part, pour réserver ce droit aux sénéchaux, aux baillis et aux échevins. Les maires étaient des sortes d’intendants ou de régisseurs qui administraient un domaine au nom du seigneur. Parmi leurs attributions, il y avait en particulier celle de collecter les impôts. Cf. État du monde 93-120.

[9] Mot à mot : « je suis à l’endroit où le maillet enfonce le coin ».

[10] « Se frotter au lange », c’est ne pas avoir de chemise et porter à même la peau le vêtement de dessus, dont l’étoffe rugueuse écorche et gratte. Ce pouvait être un signe de mortification volontaire ou un signe de misère. Rutebeuf joue de cette double possibilité : il n’a pas d’autre choix que de subir la pénitence que Dieu lui impose. Par contraste, le mouvement de conversion qui marque la fin du poème l’amène à accepter cette pénitence et à en faire l’instrument de sa sanctification.

[11] Jeu de mots amené par la mention des bûches de chêne que le poète n’a pas. « Si a fou et tremble » signifie à la fois : « il y a un fou et il tremble », et : « il y a du hêtre (fou) et du tremble. »

[12] F.-B. suggère que le pot est peut-être le « symbole des resources de bouche » (I, 549). Mais le pot brisé représente aussi, en particulier par référence à un passage célèbre de saint Paul (Rom. 9, 20-24), l’être livré à la colère de son créateur.

[13] Même thème, traité sur un registre plus léger, dans la chanson XII de Colin Muset, v. 15-27.

[14] On se signait sur le passage d’un prêtre, mais aussi devant toute nouvelle ou tout spectacle surprenants ou effrayants.

[15] Même idée à la fin des Congés de Jean Bodel (v. 537-540).

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