J. Bastin & E. Faral, Charlot et le barbier.
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, J. Bastin & E. Faral, 1959-1960 : Paris, Picard, vol. 2, pp. 261-265.
   
  La desputoison de challot et du barbier.
   
  I
1 L’autrier un jor jouer aloie
2 Devers l’Auçoirrois saint Germain
3 Plus matin que je ne soloie[1],
4 Qui ne lief pas volentiers mainmain, BB 4, O 17-20 et 70-71, BC 82 : matin. ;
5 Si vi Charlot en mi ma voie
6 Qui le Barbier tint par la main,
7 Et bien moustroient toute voie
8 Qu’il n’erent pas cousin germain.
  II
9 Il se disoient vilonie
10 Et si getoient gas de voirgas de voir, BB 10 : plaisanteries prises au sérieux. Cf. provençal Flamenca 4138 s. s., ver esquern.[2] :
11 « Charlot, tu vas en compaignie[3]
12 Por crestienté decevoir :
13 C’est trahison et felonie,
14 Ce puet chascons apercevoir.
15 La teue loi[4] soit la honie !
16 Tu n’en as point, au dire voir. »
  III
17 — « Barbier, foi que doi la banlivebanlive, BB 17 : banlieue.[5]
18 Ou vous avez vostre repaire,
19 Vous avez une goute vive[6] :
20 Jamés n’ert jor qu’il ne vous paire.
21 Saint Ladres a rompu la trive,
22 Si vous a feru el viaire :
23 Por ce que cist maux vous eschiveeschiver, AU 28, AT 1816, inf. : éviter, échapper à ; BB 23 eschive, subj. pr. 3. Cf. eschueir.[7]
24 Ne requerez més saintuairesaintuaire, BB 24 : sanctuaire. ! »
  IV
25 — « Charlot, foi que doi sainte Jame,
26 Vous avez ouanoan, ouan, W 52, (ancor) oan : cette année même - F 49, ouan : maintenant ; BB 26 : cette année. fame prise :
27 Est ce selonc la loi exclameesclame, O 892 : défectueuses ; BB 27 : mauvaise (fig.) ; la loi esclame : la loi juive. (Cf. Ant. Thomas, Mélanges, p. 68, s. v. esclem.).
28 Que Kaÿfas[8] vous a aprise ?
29 Vous creez autant Nostre Dame,
30 Ou virginitez n’est maumise,
31 Com je croi c’uns asnes ait ame.
32 Vous n’amez Dieu ne sainte Yglise. »
  V
33 — « Barbier sanz rasoir, sanz cisailles,
34 Qui ne sez rooingnierrooingnier, AV 51 : rognier ; BD 134 : couper, tondre ; BB 34 : tondre ; AS 468 rooingnoit, imparf. 3 de rooingnier : rognier. ne rererere, BB 34, BD 77 : raser.,
35 Tu n’as ne bacins ne toaillestoailles, BB 35, BA 121, sa toaille : serviette.
36 Ne de qoi chaufer eve clere.
37 Il n’est rien nee que tu vailles,
38 Fors a dire parole amere.
39 S’outre mer fus, encor i ailles[9]
40 Et fai proesce qu’il i pere ! »
  VI
41 — « Charlot, tu as toutes tes lois[10] :
42 Tu es juÿs et crestïen,
43 Tu es chevaliers et borgois
44 Et, quant tu veus, clerc arcien.
45 Tu es maqueriaus chascun mois[11] ;
46 Ce dient bien li ancien,
47 Tu fez sovent par ton gabois[12]
48 Joindre deus cus a un lien. »
  VII
49 — « Barbier, or est li tens venuz
50 De mal parler et de mesdire,
51 Et vous serez ainçois chenuz
52 Que vous lessiez ceste matire ;
53 Més vous morrez povres et nuz,
54 Quar vous devenez de l’empire[13].
55 Se sui por maqueriaus tenuz,
56 L’en vous retient a « va li dire[14] ».
  VIII
57 — « Charlot, Charlot[15], biaus douz amis[16],
58 Tu te fez aus enfanz le roi.
59 Se tu i es, qui t’i a mis ?
60 Tu i es autant comme a moi.
61 De sambler fols t’es entremis ; fol. 323 v°
62 Més, par les iex dont je te voi,
63 Tels t’a argent en paume mis
64 Qui est assez plus fols de toi. »
  IX
65 — « Barbier, or vienent les groiseles,
66 Li groiselier sont boutoné[17] ;
67 Et je vous raport les noveles
68 Qu’el front vous sont li borjon né.
69 Ne sai se ce seront cenelesceneles, BB 69 : cenelles, baies de l’aubépine et du houx.
70 Qui ce vis ont avironé ;
71 Els seront vermeilles et beles
72 Avant que l’en ait moissoné. »
  X
73 — « Ce n’est mie meselerie,
74 Charlot, ainçois est goute rose[18].
75 Foi que je doi sainte Marie,
76 Que vous n’amez de nule chose,
77 Vous creez miex en juerie,
78 Qui la verité dire en ose,
79 Qu’en Celui qui par seignorie
80 A la porte d’enfer desclose.
  XI
81 Et nequedent, se Rustebués,
82 Qui nous connoist bien a dis anz,
83 Voloit dire deus motés[19] nués,
84 Més qu’au dire fust voirdisanz
85 Ne contre toi ne a mon oésoes, BB 85, a mon oes : à mon avantage — AT 1832, (mettre en) oes : employer.,
86 Més par le voir se fust mis anz,
87 Je le vueil bien, se tu le veus,
88 Que le meillor soit eslisanz. »
  XII
89 — « Seignor, par la foi que vous doi,
90 Je ne sai le meillor eslire :
91 Le mains pieur, si com je croi,
92 Vous eslirai je bien du pire.
93 Charlot ne vaut ne ce ne qoine ce ne quoi, AB 191, H 88, BB 93 : rien du tout.,
94 Qui en veut la verité dire :
95 Il n’a ne creance ne foi
96 Ne quene que, loc. conj. : O 700, L 155, AV 619, AS 202, G 14, BB 96 : pas plus que. chiens qui charoingne tire.
  XIII
97 Li Barbiers connoist bone gent
98 Et si les sert et les honeure
99 Et met en els cors et argent,
100 Paine de servir d’eure en eure ;
101 Et set son mestier bel et gent[20]
102 Se besoins li recoroit seure ;
103 Et s’a en lui molt biau sergentserjens, s. m., AC 62, Z 70, serjant, AB 96, sergent : serviteur — AG 100, BB 103, biau sergent : joli garçon (ironique).[21],
104 Que, com plus vit, et plus coleure[22]. »
   
  Explicit la desputison de Charlot et du Barbier.
   
   
Manuscrits : A, fol. 323 ; C, fol 5 v° ; D, fol. 35 v°.
Graphie de A.
Titre : C Ci encoumence la desputisons de Charlot et dou barbier de meleun ; D Ci commance le dit de Charlot et du barbier. — 1 C D j. m’aloie — 2 C lausverrois, D laucerrois — 5 C Si vis Challot — 6 D tient — 8 C nierent — 9 D vilanie — 10 C Et ce g. — 12 C desouvoir — 15 C toie lois — 16 D p. a d. — 20 C D niert ; C jors — 21 C D Sains ; D ladre ; C truie — 22 C f. ou v. — 23 C ciz maux v. eschuie — 24 C requireiz — 25 C Challot, D Charlos — 28 C Cayphas, D Cayfas — 30 D virginité — 31 D je cro ; C arme — 33 D r.s. touaille — 34 C raoignier, D ronnier — 35 D n. cisailles — 36 D De quoi chaufes — 37 C D riens — 41 D Charlos — 42 C Tu ies et j. — 44 C D clerc arciens (D arcien) — 45 D maqueriau ; C moi — 47 C s. en ton — 48 C c. eu .I. l. — 49 C Barbiers — 50 C mauparleir, D mauparler ; C maudire — 51 C seroiz, D serois ; D chanu — 54 C De ce ne poeiz douteir mie — 55 D maqueriau — 57 D Charlos Charlos biau d. — 59 C i iez ; D q.ci a mis — 60 C i iez — 61 C fol — 65 C grozeles — 66 C D s. borjonei — 69 C se se ser. — 70 D Q. ton v. ; C environnei — 71 C El s., D Ens s. — 72 C A. que on a. — 74 D Charlos — 81 C n. ce Rutebues — 82 C D c. passei d. — 84 C voirs — 85 D t. ne amondes — 86 C ce f. — 87 C ce t. le vues — 93 C Charloz — 94 C D Q. la v. en vuet d. — 96 C N’es cuns c., D Ne cuns c. — 101 D Si s. — 102 C D besoing — 103 C D l. si bel s. — C Explicit, D Explicit Charlot et le barbier.
 

[1] 3-4. Cf. O 17-20 et 70-71.

[2] de voir, locution adverbiale. « Se jetaient des plaisanteries où il y avait du sérieux ».

[3] « tu fréquentes les réunions ».

[4] La loi juive.

[5] 17-18. banlive. Le Barbier, à face rougeaude et bourgeonnante (v. 65 ss), est ici donné comme atteint d’une « goute vive », c’est-à-dire d’un ulcère (v. 19) et même de la lèpre (v. 21). La banlive, hors Paris, désigne donc probablement ici le Champ-Pourri, d’où les lépreux, qui y vivaient, venaient mendier dans la ville. Cf. Riote du monde, prose, § 94 (Zeitschrift für romanische Philologie, VIII, 1884, p. 288) : « Sire, faites bien a test mesiel du camp pouri ! » ; — Crieries de Paris, v. 89 : « Du pain a tels de Champ porri ! ». — L’on disait plaie de banlieue (Godefroy et Espinas, Une guerre sociale interurbaine dans la Flandre Wallonne au XIIIe siècle, p. 285) et en latin plaga ad bannileugam. Nous ne savons si cette expression a un rapport avec le fait que nous avons mentionné. L’explication qu’en donne le Du Cange (s. v. plaga) n’est qu’une hypothèse.

[6] gote vive, « ulcère ».

[7] 23-24. Le mal (mal Saint Ladre, c’est-à-dire la lèpre), s’étant déclaré, inutile désormais d’aller en pèlerinage pour s’en préserver.

[8] Grand-prêtre des Juifs dans l’Évangile.

[9] 39-40. L’idée de cette imprécation peut s’expliquer de façons diverses : soit que le Barbier dit été réellement outre mer, — soit que Charlot l’y envoie en évoquant par là le cas de ceux qu’on y envoyait par décision de justice, soit que simplement il impute à Charlot un sentiment d’aversion pour l’idée chrétienne de croisade.

[10] « Tu es de toutes sortes de conditions » : expliqué par la suite, mais sans qu’on voie bien, dans les vers 43-44, à quoi se rapporte la critique.

[11] maqueriaus, « procureur de femmes ». — chascun mois, « périodiquement » (?), c’est-à-dire dans la série des avatars indiqués dans les vers précédents (?). On sait que les jongleurs sont souvent représentés comme se mêlant des affaires amoureuses de ceux qui les employaient.

[12] gabois, ordinairement « plaisanteries ». Ici, sans doute, « discours corrupteurs ».

[13] empire, cf. Z 131 et note.

[14] va li dire, « commissionnaire » (galant), « entremetteur ». Le sens général de « vaurien » n’est venu que plus tard.

[15] Pour la répétition de l’apostrophe, cf. BA 81, note.

[16] 57-64. L’expression connue se faire + attribut (« se donner comme », « prétendre être ») inviterait de prime abord à considérer le roi comme un attribut et aus enfanz comme un complément de roi : « tu prétends être le roi des enfants », à interpréter alors comme « être le roi des simples d’esprit, des sots, des fous », parce que Charlot (cf. v. 61-64) se serait fait une spécialité de mimer les sots, exercice figurant au répertoire de certains jongleurs (cf. Vilain au buffet, v. 142-151 ; Baudouin de Condé, Conte des hérauts, v. 60-65). On ne saurait guère objecter à ce sens l’emploi, aux vers 59-60, de l’adverbe i, qui pourrait être le substitut de aus enfanz : « si tu es leur roi, qui t’a fait leur roi ? Tu n’es pas plus leur roi que tu n’es le mien » (cf., dans AT 432 et 493, i substitut de avoec ma dame et de avoec li, précédemment exprimés). L’obstacle véritable est qu’il faudrait prendre enfanz en une acception inhabituelle.

Tous nos devanciers ont fait de le roi un complément déterminatif de enfanz (« aux enfants du roi »), mais sans s’accorder dans l’interprétation du passage. Jubinal a entendu que Charlot « s’attachait aux enfants du roi et essayait de se faire passer pour leur fou » (mais pouvait-il être question, à la date du poème, de fous de cour ?). Bartsch a traduit se faire a par « s’abaisser, condescendre » (mais comment adapter ce sens au contexte ?). Tobler (T.-L., III, 1580, 16) a proposé dubitativement l’un des deux sens suivants : « du tust, als gehörest du ihnen, seiest in ihrem Dienst », ou bien : « sich andrängen, Anneherung suchen ». Le contexte ne peut s’accommoder que du premier : « Tu prétends appartenir aux enfants du roi : si tu leur appartiens (se tu i es), qui t’a mis en cette place (qui t’i a mis ?) ; tu leur appartiens tout juste comme tu m’appartiens ». Cette interprétation (estre a pouvant en effet avoir le sens d’ « appartenir à, être au service de », comme dans BA 16, et metre celui d’ « établir en un emploi », comme dans AU 306-307) semble la bonne, bien que l’expression se faire a, pour dire « prétendre appartenir à », soit insolite et qu’on ne voie guère de suite entre l’idée des vers 57-60 et celle des vers 61-64.

Comment Charlot aurait-il pu être au service des enfants du roi, ou même simplement le prétendre, lui dont Rutebeuf n’a pas fait un joli portrait, c’est de quoi étonner.

[17] La leçon de C D (borjoné) fournit une rime meilleure avec le vers 68. C’est probablement la vraie.

[18] goute rose, « couperose », définie dans la Grande Chirurgie de Guy de Chauliac (édition Nicaise, p. 413), écrite en 1362, comme une affection tachetant la peau de rouge, mais sans l’ulcérer.

[19] motés. Il ne semble pas que ce terme doive être pris ici en son sens technique.

[20] 101-102. Allusion à son métier de barbier, qu’il a abandonné.

[21] « il a bel aspect ». Cf. AH 100. note.

[22] coleure, « prend de la couleur » (au visage). Cf. Robert de Blois, Chastiement des dames, v. 376.

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