Achille Jubinal, La complainte Rutebeuf
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 13-21.
   
  La Complainte Rutebeuf[1]
  Mss. 7218, 7615, 7633, 198 N.-D.
   
1 No covient pas[2] que vous raconte
2 Comment je me ſui mis à honte,
3 Quar bien avez oï le conte
4        En quel manière,
5  Je pris ma fame darrenière,
6 Qui bele ne gente n’en ière.
7        Lors naſqui paine,
8 Qui dura plus d’une ſemaine
9 Qu’el commença en lune plaine.
10        Or entendez,
11 Vous qui rime me demandez,
12 Comment je me ſuis amendez
13        De fame prendre :
14 Je n’ai qu’engagier ne que vendre,
15 Que j’ai tant eu à entendre
16        Et tant à fère :
17 Quanques j’ai fet eſt à refère[3]
18 Que qui le vous voudroit retrère
19        Il durroit trop.
20 Dies m’a fet compaignon à Job[4],
21 Qu’il m’a tolu à i. ſeul cop
22        Quanques j’avoie[5].
23 De l’ueil deſtre, dont miex véoie,
24 Ne voi-je pas aler la voie
25        Ne moi conduire.
26 A ci dolor dolente & dure,
27 Qu’à miédi[6] m’eſt nuiz obſcure
28        De celui oeil.
29 Or n’ai-je quanques je veuil ;
30 Ainz ſui dolent, & ſi me dueil[7]
31        Parfondement,
32 C’or ſui-en grant afondement[8]
33 Se par cels n’ai relevement
34        Qui juſqu’à ci
35 M’ont ſecoru la lor merci.
36 Le cuer en ai triſtre & noirci
37        De ceſt mehaing,
38 Quar je n’i voi pas mon gaaing.
39 Or n’ai-je pas quanques je haing ;
40        C’eſt mes domages :
41 Ne ſai ce ç’a fet mes outrages.
42 Or deviendrai ſobres & ſages
43        Après le fet,
44 Et me garderai de forfet ;
45 Més que ce vaut quant c’eſt jà fet ?
46        Tart ſui méus ;
47 A tart me ſuis aparcéus
48 Quant je ſuis jà ès las échéu.
49        C’eſt premier an
50 Me gart cil Diex en mon droit ſan
51 Qui por nous ot paine & ahan
52        Et me gart l’âme :
53 Or a d’enfant géu ma fame ;
54 Mon cheval a briſié la jame[9]
55        A une lice ;
56 Or veut de l’argent ma norrice,
57 Qui m’en deſtraint & me pélice[10]
58        Por l’enfant peſtre,
59 Ou il reviendra brère en l’eſtre.
60 Cil dame Diex[11] qui le fiſt neſtre,
61        Li doinſt chevance[12]
62 Et li envoiſt ſa ſoutenance,
63 Et me doinſt encore aléjance
64        Qu’aidier li puiſſe,
65 Que la povretez ne me nuiſe[13]
66 Et que miex ſon vivre li truiſe
67        Que je ne fais.
68 Si je m’eſmai je n’en puis mais.
69 C’or n’ai ne douſaine ne fais,
70        En ma meſon,
71 De buſche por cette ſeſon.
72 Si eſbahiz ne fu més hom
73        Com je ſui, voir[14],
74 C’onques ne ſui à mains d’avoir.
75 Mes oſtes veuſt l’argent avoir
76        De ton oſté,
77 Et j’en ai preſque tout oſté[15],
78 Et ſi me ſont nu li coſté,
79        Contre l’yver.
80 Ciſt mot me ſont dur & diver,
81 Dont mult me ſont changié li ver
82        Envers antan[16].
83 Por poi n’afol quant g’i entan ;
84 Ne m’eſluet pas taner en tan,
85        Quar le reſveil
86 Me tane aſſez quant je m’eſveil.
87 Si ne ſai ſe je dorm ou veil,
88        Ou ſe je pens,
89 Quel part je penrai mon deſpens
90 Par quoi puiſſe paſſer le tens.
91        Tel ſiècle ai-gié :
92 Mi gage ſont tuit engagié
93 Et de chiés moi deſmanagié,
94        Car j’ai géu
95 Iij. moi, que nului n’ai véu[17].
96 Ma fame r’a enfant éu,
97        C’un mois entier
98 Me r’a géu ſor le chantier.
99 Je me giſoie endementier
100        En l’autre lit,
101 Où je avoie pou de délit ;
102 Oncques mès mains[18] ne m’abelit
103        Géſir que lors ;
104 Quar j’en fui de mon avoir fors
105 Et ſ’en ſuis mehaigniez du cors
106        Juſqu’au fénir.
107 Li mal ne ſevent ſeul venir :
108 Tout ce m’eſtoit à avenir
109        S’eſt avenu.
110 Que ſont mi ami devenu
111 Que j’avoie ſi près tenu
112        Et tant amé ?
113 Je cuit qu’il ſont trop cler ſemé ;
114 Ils ne furent pas bien femé,
115        Si ſont failli.
116 Itel ami m’ont mal bailli,
117 C’onques tant com Diex m’aſſailli
118        En maint coſté
119 N’en vi .i. seul en mon oſté :
120 Je cuit li vens les a oſté.
121        L’amor eſt morte :
122 Ce ſont ami que vens emporte,
123 Et il ventoit devant ma porte ;
124        S’es enporta,
125 C’onques nus ne m’en conforta
126 Ne du ſien riens ne m’aporta.
127        Ice m’aprent
128 Qui auques a privé le prent ;
129 Mis cil trop à tart ſe repent
130        Qui trop a mis
131 De ſon avoir por fère amis,
132 Qu’il ne’s trueve entiers ne demis
133        A lui ſecorre.
134 Or lerai donc fortune corre :
135 Si entendrai[19] à moi reſcorre,
136        Se je l’ puis fère.
137 Vers les preudommes m’eſtuet trère[20]
138 Qui ſont corrois & débonère
139        Et m’ont norri :
140 Mi autre ami fſont tuit porri ;
141 Je les envoi à meſtre Orri[21],
142        Et ſe l’i lais ;
143 On en doit bien fère ſon lais
144 Et tel gent leſſier en relais
145        Sanz réclamer,
146 Qu’il n’a en els rien à amer,
147 Que l’en doie à amor clamer.
148        Or[22] pri celui
149 Qui .iij. parties fiſt de lui,
150 Qui refuſer ne ſet nului
151        Qui le reclaime,
152 Qui l’aeure & Seignor le claime[23],
153 Et qui cels tempte que il aime,
154        Qu’il m’a tempté,
155 Que il me doinſt bonne ſanté,
156 Que je face ſa volenté
157        Tout ſanz deſroi.
158 Mon Seignor, qui eſl filz de Roi,
159 Mon dit & ma complainte envoi,
160        Qu’il m’eft meſtiers
161 Qu’il m’a aidié mult volentiers :
162 Ce eſt li bons quens de Poitiers
163        Et de Toulouſe[24] ;
164 Il ſaura bien que cil goulouſe[25]
165 Qui ſi fêtement ſe doulouſe[26].
   
  Explicit la Complainte Rustebuef,
  ou Explicit le Dit de l’Ueil Rustebuef.
 

[1] Cette pièce, comme on peut le voir dans ses derniers vers, est adressée au comte de Poitiers, Alphonse, frère de saint Louis (mort en 1271), qui avait déjà aidé très-gracieusement le poëte, et qui, à ce titre, (c’était du moins l’espoir de Rutebeuf), devait comprendre ses pressants besoins. Elle me paraît avoir été écrite de 1265 à 1270. Au reste, notre poëte ne se montra pas ingrat. La Complainte du comte de Poitiers, qu’on trouvera plus loin, en est une preuve.

M. Paulin Paris fait remarquer que ce petit poëme rappelle assez bien les placets de Poisson, de Scarron et de la foule des petits poëtes du XVIIe siècle, qui ne croyaient pas compromettre leur dignité en sollicitant la générosité d’un Richelieu, d’un Fouquet, d’un Colbert.

[2] Ms. 7615 Var. Ne cuidiez pas

[3] Les Mss. 7633 et 198 (fonds Notre-Dame) remplacent ce vers, qui est sauté dans le Ms. 7615, par le suivant :

                   Et tant d’annui & de contraire.

[4] Ms. 198 N.-D. Var. Jacob.

[5] Ms. 198 N.-D. Var. j’amoie.

[6] Ms. 7633. Var. Qu’endroit meidi.

[7] Ms. 198 N.-D. Var. De quoi parfondement me dueil. — Les huit vers qui suivent manquent dans ce manuscrit.

[8] Ms. 7615. Var. confondement.

[9] Ms. 7633. Var. Mes chevaux ot briſié la jambe.

[10] Ces deux expressions sont fort énergiques: elles signifient torturer et arracher la peau. — Adam-le-Bossu, d’Arras, emploie aussi ces mots: Ki me deſpiel, qui m’enlève là peau dans une de ses pièces. On retrouve des expressions analogues chez plusieurs autres trouvères.

[11] Ms. 7733. Var. Cile ſir Diex. — Ms. 198 N.-D. Var. Ice Seigneur.

[12] Ms. 7615. Var. Provende.

[13] Les Mss. 7615, 7633 et 198 N.-D. offrent cette variante :

                   Et que miex mon hoſteil conduiſe.

[14] Voir, vrai, vraiment ; verum.

[15] Le Ms. 198 N.-D. porte la leçon suivante :

                   …. De mon hoſtel.

                   Il doit bien avoir non hoſtel ;

                   Celui du roi n’eſt pas itel ;

                               Miex eſt paié,

                   Et j’eu ai prefque tout oſté.

[16] Antan, l’année dernière ; ante annum.Voyez la jolie pièce de Villon dont le refrain est :

                   Mais où ſont les neiges d’antan ?

[17] Le Ms. 198 N.-D. ne contient pas les six vers qui suivent celui-ci.

[18] Mains pour moins, ainsi qu’on le trouve dans le Ms. 7633.

[19] Ms. 198 N.-D. Var. Si penſeré.

[20] Ms. 7634. Var. Vers les boune gent m’eſtuet traire. — M’eſtuet signifie : il me convient.

[21] Voici les différentes manières dont les diverses leçons orthographient ce mot : Ms. 7633, Horri ; Ms. 7615, Hauri ; Ms. 198 N.-D., Ourri. Je suis resté longtemps incertain sur la signification de ce vers, et je ne savais trop à quel genre de personnage il faisait allusion, lorsque la pièce intitulée Ci encoumence de Charlot le Juif est venue mettre fin à mes incertitudes. J’en demande humblement pardon à mes lecteurs pour Rutebeuf et pour moi, mais il s’agit tout simplement ici du chef des vidangeurs de Paris au XIIIe siècle. A la fin, en effet, de la pièce que j’ai nommée, lorsque Guillaume met la main dans la peau du lièvre où Charlot a fait la vilonie (expression de Rutebeuf plus décente que celle qu’il a placée dans le titre de son fabliau), notre malin trouvère s’écrie :

                   Es vous l’eſcuier qui ot gans

                   Qui furent punais & puerri,

                   Et de l’ouvrage meſtre Horri.

Ces vers, rapprochés de ceux de la présente complainte, ne peuvent laisser aucun doute.

[22] Les neuf vers suivants manquent au Ms. 7633.

[23] Le Ms. 198 N.-D. remplace ce vers, qui est sauté au 7615, par le suivant :

                   Qui Seigneur & ami le claime.

[24] Alphonse, frère de saint Louis.

[25] Goulouſer, désirer ardemment, convoiter, avoir faim d’une chose.

[26] Se doulouſe, se plaint avec douleur.

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