Achille Jubinal, La Complainte d’Outre-Mer
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 107-116.
   
  La Complainte d’Outre-Mer
  Ou
  C’est la Complainte d’Outre-Meir[1].
  Mss. 7218, 7615, 7633.
   
1 Empereor & roi & conte,
2 Et duc & prince à cui l’en[2] conte
3 Romanz divers por[3] vous eſbatre
4 De cels qui ſe ſeulent combatre
5 Çà en arriers por ſainte Ygliſe,
6 Quar me dites par quel ſerviſe[4]
7 Vous cuidiez avoir paradis.
8 Cil le gaaignièrent jadis
9 Dont vous oez ces romans lire,
10 Par la paine & par le martire
11 Que li cors ſouffrirent ſor terre[5].
12 Vez ci le tems ; Diex vous vient querre,
13 Braz eſtenduz de ſon ſanc tains,
14 Par qui li feus vous ert deſtains
15 Et d’enfer & de purgatoire[6] !
16 Recommenciez novele eſtoire :
17 Servez Dieu de fin cuer entier,
18 Quar Diex vous monſtre le ſentier
19 De ſon païs & de ſa marche[7],
20 Que l’en, ſanz raiſon, li ſormarche
21 Por ce ſi devriiez entendre
22 A revengier & à deffendre
23 La terre de promiſſion
24 Qui eſt en tribulation,
25 Et perdue, ſe Diex n’en penſſe,
26 Se prochainement n’a deffenſſe.
27 Soviegne-vous de Dieu le Père
28 Qui pois ſouffrir la mort amère
29 Envola en terre ſon Fil,
30 Or eſt la terre en grant péril
31 Là où il fu & mors & vis.
32 Je ne ſai que plus vous devis :
33 Qui n’aidera en ceſte empointe,
34 Qui ci fera le méſacointe ;
35 Poi priſerai tout l’autre afère,
36 Tant ſache le papelart fère ;
37 Ainz dirai mès & jor & nuit :
38 « N’eſt pas tout or quanqu’il reluit. »
39 Ha ! rois de France, rois de France,
40 La loi, la foi & la créance
41 Va preſque toute chancelant !
42 Que vous iroie plus celant ?
43 Secorez-la, c’or eſt meſtiers ;
44 Et vous & li quens de Poitiers[8]
45 Et li autre baron enfamble :
46 N’atendez pas tant que vous emble
47 La mors l’âme, por Dieu ſeignor ;
48 Mès qui voudra avoir honor
49 En paradis, ſi le déſerve,
50 Quar je n’i voi nule autre verve.
51 Jhéſu-Criz diſt en l’Évangile,
52 Qui n’eſt de trufe ne de guile :
53 « Ne doit pas paradis avoir
54 « Qui fame & enfanz & avoir
55 « Ne leſt por l’amor de celui
56 « Qu’en la fin ert juges de lui. »
   
57 Aſſez de gent ſont mult dolant
58 De ce que l’en trahi Rolant,
59 Et pleurent de fauſſe pitié,
60 Et voient à iex l’amiſtié
61 Que Diex nous fiſt qui nous cria,
62 Qui en la ſainte croiz cria,
63 Aus Juys qu’il moroit de ſoi[9] :
64 Ce n’ert pas por boire à guerſoi[10] ;
65 Ainz avoit ſoi de nous réembre.
66 Celui doit l’en douter & criembre ;
67 Por tel ſeignor doit l’en plorer[11]
68 Qu’ainſinc ſe leſſa devoier[12],
69 Qui ſe fiſt percier le coſté
70 Por nous oſter du mal oſté :
71 Du coſté iſſi ſanc & ève[13]
72 Qui ſes amis nétoie & lève.
   
73 Rois de France, qui avez mis
74 Et voſtre avoir & voz amis
75 Et le cors por Dieu en priſon[14],
76 Ci aura trop grant meſpriſon
77 S’à la ſainte terre, failliez.
78 Or covient que vous i ailliez.
79 Ou vous i envoiez de gent,
80 Sans eſpargnier or ne argent,
81 Dont li droiz Dieu ſoit calengiez[15].
82 Diex ne veut fère plus long giez[16]
83 A ſes amis, ne longue lenge[17] ;
84 Ainçois i veut metre calenge,
85 Et veut cels le voiſent véoir
86 Qu’à ſa deſtre voudront ſéoir.
87 Ahi ! prélat de ſainte Ygliſe,
88 Qui por garder les cors de biſe
89 Ne volez aler aus matines,
90 Meſires Giefrois de Surgines[18]
91 Vous demande de là la mer ;
92 Mès je di cil fet à blaſmer
93 Qui riens nule plus vous demande
94 Fors bons vins & bone viande
95 Et qui li poivres ſoit bien fors ! ...
96 C’eſt voſtre guerre & vos effors ;
97 C’eſt voſtre Diex, c’eſt voſtre biens[19] :
98 Voſtre père i tret le ſiens.
99 Rustebues diſt, qui riens ne çoile,
100 Qu’aſſez aurez d’un pou de toile[20],
101 Se les pances ne ſont trop graſſes ;
102 Et que feront les ames laſſes ?
103 Els iront là où dire n’oſe :
104 Diex ert juges de ceſte choſe.
105 Quar envoiez le redéiſme[21]
106 A Jhéſu-Criſt du ſien méiſme :
107 Se li fetes tant de bonté,
108 Puis qu’il vous a ſi haut monté.
   
109 Ahi ! grant cler, grand provandier,
110 Qui tant eſtes grant viandier,
111 Qui fetes Dieu de voſtre pance,
112 Dites-moi par quel acointance
113 Vous partirez au Dieu roiaume,
114 Qui ne volez pas dire .i. ſiaume
115 Du Sautier (tant eſtes divers),
116 Fors celui où n’a que .ij. vers ?
117 Celui dites après mengier[22].
118 Diex veut que vous l’alez vengier
119 Sanz controver nul autre eſſoine,
120 Ou vous leſſiez le patremoine
121 Qui eſt du ſanc au Crucéfi.
122 Mal le tenez, je vous afi :
123 Se vous ſervez Dieu à l’égliſe,
124 Diex vous reſert en autre guiſe,
125 Qu’il vous peſt en voſtre meſon !
126 C’eſt quite quite par reſon ;
127 Mès ſe vous aurez le repère
128 Qui ſanz fin eſt por joie fère,
129 Achetez-le, que Diex le vent ;
130 Quar il a meſtier par couvent
131 D’acheteors, & cil s’engingnent
132 Qui orendroit ne le barguignent ;
133 Quar tels foiz le voudront avoir
134 Ç’on ne l’aura pas por avoir.
   
135 Tornoieor, vous que direz,
136 Qui au jor du juyſe irez ?
137 Devant Dieu que porrez reſpondre ?
138 Quar lors ne ſe porront repondre
139 Ne gent clergies, ne gent laies,
140 Et Diex vous monſterra ſes plaies !
141 Se il vous demande la terre
142 Où por vous vout la mort ſoufferre,
143 Que direz-vous ? Je ne ſais qoi.
144 Li plus hardi ſeront ſi qoi
145 C’on les porroit penre à la main :
146 Et nous n’avons point de demain,
147 Quar li termes vient & aprouche
148 Que la mort nous clorra la bouche,
149 Ha, Antioche ! terre ſainte !
150 Com ci a dolereuſe plainte
151 Quant tu n’as mès nus Godefroiz !
152 Li feus de charité eſt froiz
153 En chaſcun cuer de creſtien :
154 Ne jone homme ne ancien
155 N’ont por Dieu cure de combatre.
156 Aſſez ſe porroit jà débatre
157 Et Jacobins & Cordeliers,
158 Qu’ils trovaiſſent nus Angeliers[23] ,
159 Nus Tancres[24] , ne nus Bauduins ;
160 Ainçois lèront ans Béduins[25]
161 Maintenir la terre abſolue,
162 Qui par défaut nous eſt tolue ;
163 Et Diex l’a jà d’une part arſe.
164 D’autre part vienent cil de Tharſe :
165 Et Coramin[26] & Chenillier.
166 Revendront por tout eſcillier !
167 Jà ne ſera qui la desfande.
168 Se meſires Giefroiz me demande
169 Secors, ſi quière qui li face,
170 Que je n’i voi nule autre trace ;
171 Quar com plus en ſermoneroie
172 Et plus l’afère empireroie !
173 Cis ſiècles faut : qui bien fera
174 Après la mort le trovera.
   
  Explicit la Complainte d’Outre-Mer.
 

[1] La date de cette pièce me semble être environ de 1264 à 1268 (M. Paulin Paris dit 1262). Rutebeuf y parle, en effet, de secours demandés par Geoffroi de Sargines : or, précisément à cette époque, Bibars enlevait l’une après l’autre toutes leurs conquêtes aux chrétiens, dont les chefs ne cessaient de s’adresser aux princes d’occident, afin d’obtenir qu’ils vinssent à leur aide. Ce qu’il y a de certain, c’est que cette complainte ne peut être postérieure à 1269, puisque Rutebeuf y parle de Geoffroi de Sargines comme commandant encore en Terre-Sainte, et que ce chevalier y mourut le 11 avril de cette même année.

[2] Ms. 7633. Var. hom.

[3] Ms. 7633. Var. eux.

[4] Quar est dit dans le sens de or, qui vaudrait beaucoup mieux.

[5] Ceci est une allusion à quelques vieilles chansons de geste religieuses, dans le genre du roman de Godefroy de Bouillon.

[6] Il m’est impossible de ne pas faire remarquer ici combien cette image est belle et véritablement éloquente.

[7] Marche, frontière, limite.

[8] Il y a ici en note dans le Ms., de la main de Fauchet : « Saint Loys et son frère. » (Alphonse.)

[9] De soi pour de soif.

[10] A guersoi, à ivrognerie, par gourmandise. — Ce mot, qui est composé de guère et de soif, me semble une raillerie philologique pour désigner l’action de boire beaucoup. C’est ce que prouve un petit poëme intitulé De guersay, qu’on trouve dans mon Recueil de contes et fabliaux. On rencontre aussi cette expression guersoi dans le Roman du renart.

[11] Ms. 7615. Var. orer.

[12] Mss. 7615, 7633. Var. dévorer.

[13] Ms. 7633. Var. eigue.

[14] Allusion à la captivité de saint Louis, pendant la première croisade.

[15] Calengiez, défendu, protégé.

[16] Giez, liens, attache.

[17] Lenge, longe.

[18] Ms.7633. Var. Joffrois de Surgines. Voir les détails que je donne sur lui dans la pièce qui porte son nom.

[19] Ne croirait-on pas lire ici un de nos anciens sermonaires ?

[20] C’est-à-dire : d’un étroit linceul.

[21] Redéiſme, rachat ; le dixième du dixième….. Ce vers et les trois suivants manquent au Ms. 7633.

[22] Le Deo gratias.

[23] Angeliers est l’un des héros du cycle carlovingien. Les romans des douze pairs l’appellent toujours Engeler de Gafcoigne, li Gaſcuinz Engelers, ou Angeliers de Bordele (Bordeaux). Il avait pour père Drues de Montdidier, pour mère la première fille d’Aymeri de Narbonne, et pour frères Gaudin, Richier et Sansson. Voici en quels termes nous l’apprend le Roman d’Aymeri de Narbonne (Ms. 2735, Bibi. nat., fol. 52, 2e col.)

                    . . . . . . . . . Droez de Montdidier

                   Quatre filz ot qui furent preuz & fier :

                   L’un fu Gaudin & li autres Richier

                   Et li dui autres Sanſſon & Angelier

                   Qui tant aidièrent Guillaume le guerrier ;

                   Chreſtienté firent mult eſfaucier.

Selon la Chanson de Roland, il fut tué à la bataille de Ronceveaux par un Sarrazin nommé Climborins, qui montait un cheval appelé Barbamusche, et fut vengé immédiatement par Roland, dont l’épée Hauteclère perça d’outre en outre son meurtrier.

[24] Ms. 7633. Var. Tangereiz. — C’est le chef que nous nommons Tancrède, qui, parti en 1096 pour la croisade, d’après les exhortations d’Urbain IV, avec Bohémond, son cousin, prince de Tarente, eut l’honneur de planter le premier sur Jérusalem l’étendard des chrétiens. On sait quels effets le Tasse a tirés du beau caractère de ce héros dans son immortel poëme. Quant au Baudouin dont parle ici Rutebeuf, c’est, je crois, celui qui était frère de Godefroi, auquel il succéda en l’an 1100 dans la royauté de Jérusalem. Je dis je crois, parce qu’il serait possible, bien que ce ne soit pas probable, que le trouvère eût voulut désigner Baudouin de Sébourg, sur lequel il nous reste une fort belle chanson de geste. Baudouin de Sébourg, qui était cousin de Baudouin 1er, lui succéda en 1118, et mourut en 1131, après s’être rendu cher à ses sujets par son courage et ses vertus.

[25] Rabelais, dans son Livre II, chapitre 30, de Pantagruel où Épistemon raconte qu’il a vu en enfer : « Xercès qui étoit devenu crieur de moutarde, Démosthène vigneron, Fabie enfileur de patenoſtres, Brute & Caſſie agrimenſeurs, Trajan pescheur de grenouilles, Antonin lacquais, &c, » fait de Baudouin un marguillier et de Godefroy de Bouillon un dominotier.

[26] Coramin. — Rutebeuf fait ici une personnalité d’un nom de peuple. Il veut désigner les Kariſmins qui, en 1244, s’emparèrent de Jérusalem, détruisirent le tombeau du Messie, pillèrent les églises, etc. Quant au nom propre Chenillier, il ne peut s’appliquer qu’au soudan Kiemel, descendant de Saladin (Soldanus Quiemel, comme l’appelle Guillaume de Nangis), qui monta sur le trône en 1218, arracha Damiette aux croisés en 1221, et mourut en 1236, à l’âge de 70 ans.

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