Achille Jubinal, La Complainte de Constantinoble
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 117-128.
   
  La Complainte de Constantinoble
  Ou ci encoumence
  La Complainte de Constantinoble[1].
  Ms. 7218, 7633.
   
1 Souspirant por l’umain lingnage
2 Et penſſis au cruel domage
3 Qui de jor en jor i avient,
4 Vous vueil deſcouvrir mon corage[2],
5 Que ne ſai autre laborage :
6 Du plus parfont du cuer me vient.
7 Je ſais bien, & bien m’en ſovient,
8 Que tout à avenir covient
9 Quan c’ont dit li prophète ſage :
10 Or porroit eſtre ſe devient
11 Que la foi qui foible devient
12 Porroit changer noſtre langage.
   
13 Nous en ſons bien entré en voie ;
14 N’i a ſi fol qui ne le voie,
15 Quant Conſtantinoble eſt perdue[3],
16 Et la Morée ſe r’avoie
17 A recevoir tele eſcorfroie
18 Dont ſainte Ygliſe eſt eſperdue !
19 Que l’ cors a petit d’atendue
20 Quant il a la teſte fendue.
21 Je ne ſai que plus vous diroie !
22 Se Jéſu-Chris ne fet aïue
23 A la Sainte Terre abſolue,
24 Bien li ert eſloingnie joie !
   
25 D’autre part vienent li Tartaire,
26 Que l’en fera mès à tart taire,
27 C’on n’avoit curé d’aler guerre :
28 Diex gart Jaſphes, Acre, Céſaire !
29 Autre ſecors ne lor pui faire,
30 Que je ne ſui mès hom de guerre.
31 Ha, Antioche ! ſainte terre[4],
32 Qui tant couſtaſtes à conquerre,
33 Ainz c’on vous péuſt à nous traire !
34 Qui des ciex cuide ouvrir la ſerre
35 Comment puet tel dolor ſoufferre ?
36 Sil à Dieu cert dont par contraire ?
   
37 Ille de Cret, Corſe & Sezile,
38 Chypre, douce terre & douce iſle
39 Où tuit avoient recouvrance,
40 Quand vous ſerez en autrui pile[5]
41 Li rois tendra deçà concile
42 Comment Aiouls[6] s’en vint en France ;
43 Et fera nueve remanance[7]
44 A cels qui font nueve créance,
45 Novel Dieu & nueve Évangile[8] ;
46 Et lera femer par doutante,
47 Ypocriſie, ſa ſemance
48 Qui eſt dame de ceſte vile.
   
49 Se li denier que l’en a mis
50 En cels qu’à Dieu ſe font amis
51 Fuſſent mis en la Terre Sainte,
52 Ele en éuſt mains d’anemis
53 Et mains toſt s’en fuſt entremis
54 Cil qui l’a jà briſie & frainte ;
55 Mès trop à tart en faz la plainte,
56 Qu’ele eſt jà ſi forment empainte
57 Que ſes pooirs n’eſt mès demis :
58 De légier ſera mès atainte
59 Quant ſa lumière eſt jà eſtainte
60 Et ſa cire devient remis[9].
   
61 De la terre Dieu qui empire,
62 Sire Diex, que porront or dire
63 Li Rois et li quens de Poitiers ?
64 Diex reſueffre novel martire.
65 Or facent large cimetire
66 Cil d’Acre, qu’il lor eft meſtiers :
67 Toz eſt plains d’erbe li ſentiers
68 C’on ſoloit batre volentiers
69 Por offrir l’âme en lieu de cire ;
70 Et Diex n’a mès nus cuers entiers
71 Ne la terre n’a nus rentiers,
72 Ainçois ſe torne à deſconfire.
   
73 Jhéruſalem, ahi ! ahi !
74 Çom t’a blecié & eſbahi
75 Vaine gloire, qui toz maus braſſe,
76 Et cil qui ſeront envaï
77 Et charront là où cil chaï
78 Qui par orgueil perdi ſa grâce !
79 Or du fuir la mort les chace
80 Qui lor fera de pié eſchace :
81 Tart crieront : « Trahi ! trahi ! »
82 Qu’ele a jà enteſé ſa mache[10],
83 Ne juſqu’au férir ne menace :
84 Lors harra Diex qui le haï.
   
85 Or eſt en tribulacion
86 La terre de promiſſion,
87 A pou de gent tout eſbahie :
88 Sire Diex ! porqoi l’oublion,
89 Quant por noſtre redempcion
90 I fu la char de Dieu trahie ?
91 L’en lor envoia en aïe
92 Une gent deſpite & haïe,
93 Et ce fu lor deſtruction.
94 Du roi durent avoir lor vie ;
95 Li Rois ne l’a pas aſſouvie :
96 Or guerroient ſa naſcion.
   
97 L’en ſermona por la croiz prendre,
98 Que l’en cuida paradis vendre
99 Et livrer de par l’apoſtole :
100 L’en pot bien le ſermon entendre ;
101 Mès à la croiz ne vout nus tendre
102 La main por piteuſe parole.
103 Or nous deſfent-on la carole[11],
104 Que c’eſt ce qui la terre afole,
105 Ce nous vuelent li frère aprendre ;
106 Mès fauſſetez, qui partout vole,
107 Qui creſtiens tient à eſcole,
108 Fera la ſainte terre rendre.
   
109 Que ſont les deniers devenuz
110 Qu’entre Jacobins & Menuz
111 Ont recéuz de teſtament[12],
112 De bougres por loiaus tenuz
113 Et d’uſeriers viex & chenuz
114 Qui ſe muèrent ſoudainement ?
115 Et de clers auſſi fetement,
116 Dont il ont grant aünement,
117 Dont li oſt Dieu fuſt maintenuz ?
118 Mès il le font tout autrement,
119 Qu’il en font lor grant fondement :
120 Et Diex remaint là outre nuz.
   
121 De Greffe vint chevalerie
122 Premièrement d’anceſſerie ;
123 Si vint en France & en Bretaingne :
124 Grant pièce i a eſté chiérie ;
125 Or eſt à meſnie eſcherie,
126 Que nus n’eſt tels qui la retiengne.
127 Mort ſont Ogier & Charlemaigne :
128 Or s’en voiſt qui plus n’i remaingne,
129 Loiautez eſt morte & périe ;
130 C’eſtoit ſa monjoie & ſ’enſaingne,
131 C’eſtoit ſa dame & ſa compaigne,
132 Et ſa meſtre herbregerie[13].
   
133 Couinent amera ſainte Eſglize
134 Qui ceux n’aimme pas c’on la prize ?
135 Je ne voi pas en queil menière :
136 Li rois ne fait droit ne juſtize
137 A chevaliers, ainz les deſprize,
138 Et ce funt cil par qu’ele eſt chière,
139 Fors tant qu’en priſon fort & fière
140 Met l’un avant & l’autre arière,
141 Jà tant n’iert hauz hom à deviſe ;
142 En leu de Naimon de Bavière[14]
143 Tient li Rois une gens doublière
144 Veſtuz de robe blanche & grize[15].
   
145 Tant faz-je bien ſavoir le roi,
146 S’en France ſorſiſt .i. deſroi,
147 Terre ne fuſt ſi orfeline,
148 Que les armes & le conroi,
149 Et le conſeil & tout l’erroi,
150 Leſſaſt-on ſor la gent béguine.
151 Lors ſi véiſt l’en biau couvine
152 De cels qui France ont en seſine,
153 Où il n’a meſure ne roi[16] ;
154 Se l’ ſavoient gent tartarine,
155 Jà por paor de la marine
156 Ne leſſeroient ceſt enroi.
   
157 Li Rois qui paiens aſſeure
158 Penſſe bien ceſte encloeure :
159 Por ce tient-il ſi près ſon règne ;
160 Tels a alé ſimple aleure
161 Qui toſt li iroit l’ambleure
162 Sot le deſtrier à laſche reſne.
163 Coite[17] folie eſt plus ſaine
164 Que langue de fol conſeil plaine.
165 Or ſe tiengne en ſa tenéure :
166 S’outre mer n’éuſt fet eſtraine
167 De lui miex en vouſiſt le raiſne :
168 S’en fuſt la terre plus ſéure.
   
169 Meſire Giefroi de Surgines,
170 Je ne voi mes deçà[18] nus ſignes
171 Que l’en deſormès vous ſeuqure.
172 Li cheval ont mal ès eſchines
173 Et li riche homme en lor poitrines ;
174 Que fet Diex, qui ne’s par anqure[19] ?
175 Encor viendra tout à tens l’eure
176 Que li maufé noir comme meure
177 Les tendront en lor deſciplines !
178 Cels apeleront Chantepleure[20],
179 Et ſans ſejor[21] lor corront ſeure
180 Qui lor liront longues matines.
   
  Explicit la Complainte de Constantinoble.
 

[1] Cette pièce, qui n’est pas moins bien et qui n’a pas moins de mouvement que la précédente, a été composée comme elle pour réveiller le zèle du roi et des barons en faveur de la Terre-Sainte. Elle doit remonter à la même époque, c’est-à-dire vers 1263 ou 1264.

[2] Corage, coeur ; animas.

[3] La prise de Constantinople par les Grecs hérétiques et sa séparation définitive de l’église romaine avaient eu lieu la nuit du 25 juillet 1261, pendant laquelle Alexis Stratégopule s’était rendu maître de la capitale de Baudouin, avec autant de facilité que les croisés eux-mêmes en avaient trouvé, cinquante ans auparavant, à s’en emparer.

[4] Antioche ne fut reprise par les infidèles, sous la conduite de Bondoctor, qu’en 1268. C’est donc ici une crainte vague et prématurée qu’exprime le poëte, une sorte de moyen oratoire qu’il emploie pour le soutien de sa cause.

[5] En autrui pile, au pouvoir d’autrui.

[6] Ms. 7633. Ayoulz. — Cette raillerie, dirigée contre saint Louis, est aussi vive que charmante. — La bibliothèque nationale possède, sous le n° 2732, un Ms. français in-4°, écriture du 13° siècle, qui contient les quatre romans dont voici les titres exacts : 1° Chi commenche la vraie eſtoire de Guion de Hanſtone & de Bevon ſon fil, enſi com vous orés el livre chi en après ; 2° Chi commenche li vraie eſtoire de Juliens de Saint-Gille, le qués fu père Élye, duquel Aiols iſſi enſi com vous. orés et livre ; 3° Chi commenche li droite eſtoire d’Aiol & de Mirabel ſa feme, enſi cons vous orés et livre ; 4° Chi commenche li romans de Robert le Diable, enſi com vous orés el livre. C’est, justement à Aiol ou Aioul, héros du troisième roman, que Rutebeuf fait allusion. Ce poëme se rapporte au cycle des chansons de geste carlovingiennes. La scène en est placée sous le règne de Louis-le-Débonnaire.

[7] Nueve remanance, de nouvelles demeures. Allusion aux nouveaux couvents qu’on bâtissait pour les cordeliers, soupçonnés d’avoir inspiré l’Evangile éternel.

[8] Je crois que Rutebeuf veut désigner ici d’abord les Cordeliers, auxquels le roi venait d’accorder la reconstruction de plusieurs parties de leur couvent ; ensuite l’Évangile éternel ou pardurable, livre mystique attribué à Jean de Parme et cause de plusieurs querelles entre l’Université et les ordres religieux, qui commencèrent à en donner lecture et à le commenter dans leurs leçons vers 1254. L’Université fit tant que le pape fut forcé de le condamner ; mais on ne le brûla qu’en secret, tandis qu’on livrait aux flammes avec pompe le livre des Périls des derniers temps, qui en était la contre-partie. Voici comment termine à ce sujet le Roman de la Rose :

                   En l’an de l’incarnacion

                   Mil & deux cent cinc & cinquante

                   (Neſt hom vivant qui m’en demente),

                   Fut baillé, c eſt bien choſe voire,

                   For prendre commun exemplaire,

                   Vng livre de par le Déable :

                   C’eſt l’Évangile pardurable.

                   Ainſinc eſt-il intitulé

                   Bien eſt digue d’eſtre brulé.

[9] Remis, fondue. Méon a publié (t. IlI), Le Dit de l’enfant qui fut remis au soleil.

[10] Enteſé, apprêté. Enteſer un arc, le bander.

                   Il a tantoſt pris une floſche,

                   En la corde la miſt en coiche,

                   Si enteſa juſqu’à l’oreille.

                               (Roman de la Rose.)

[11] Espèce de danse, chorea, qu’on accompagnait de paroles. Le vers de Rutebeuf prouve que les défenses de danser de nos curés ne sont pas nouvelles.

[12] Comme on le verra par la suite, Rutebeuf adresse fréquemment ces reproches aux Jacobins et aux Cordeliers, et n’est pas le seul ; la plupart des écrivains contemporains font de même : l’auteur de Renart le nouvel, Jacques Gielée, qui termina son livre en 1288, se moquant de l’hypocrisie des Cordeliers, dit (voyez page 434, édition de Méon, tome IV, du Roman du renart) :

                   . . . . . . . Li frère Meneur

                   Con li Jacobin ſ’acordèrent ;

                   Renart requiſent & rouvèrent

                   De lor ordre preſiſt les dras.

                   Non ſerai, di ſt Renart en bas,

                   Mais mon fil i ferai entrer

                   Rouſſiel ſe li le vint gréer.

                   Cius le gréa, lors l’ont vieſtu

                   A guiſe de frère Menu.

Plus loin, le fils de Renart, prenant la parole, se plaint des prélats, qui veulent empêcher des Cordeliers :

                   De oïr les confeſſions

                   Et de faire abſolutions,

                   Et d’engoindre penance as gens,

Et d’estre aussi as testamens.

[13] Ms. 7633. Var. habergerie.

[14] Il s’agit ici, par allusion, du paladin de Charlemagne, lequel, ainsi que disent Les aviſemenz du roi ſaint Louis, par Geoffroy de Paris :

                   . . . . . . . . Fu bon chevallier

                   Et fus touz ſages empailler.

Naymes ou Naimon, duc de Bavière, était beau-frère ou ſerourge de Geoffroy de Danemarck, père d’Ogier-le-Danois. Il vint à la cour de Pépin, où ce roi l’arma chevalier et lui donna en Belgique un fief, au milieu duquel le duc construisit un fort qui, du nom de son fondateur, tira depuis le sien propre Namur. Quand Pépin mourut, Naymes était déjà célèbre par sa sagesse. C’est ce qui engagea Charlemagne à lui conserver la faveur dont il avait joui sous son père, et à accorder à ses prières la vie du fils de Geoffroy de Danemarck. Plus tard, Naymes accompagna le grand empereur dans toutes ses guerres et partagea tous ses périls. Aussi les romanciers, dans nos épopées carlovingiennes, célèbrent-ils ses hauts faits et le placent-ils parmi les sages conseillers de Charlon, sur la même ligne que Bazin et Turpin. Naymes, après avoir vaillamment combattu en Espagne, alla tomber à Roncevaux, au milieu des douze pairs, ces grands chênes qui avaient résisté à tant de tempêtes, et que déracina enfin le vent de la trahison et de la félonie.

Voici le rôle qu’il joue dans Le roman de Berthe aux grans piés. Un jour que Pépin, désolé de la perte de sa femme, allait partir pour Angers, où il ne s’était pas rendu depuis longtemps, le duc de Naymes vint à lui avec treize compagnons. Il s’agenouilla devant Pépin avec eux, et parla ainsi « Bon roi, nous sommes nés en Allemagne, cette terre qui est par-delà, et nous venons vers vous. Mon père, le duc de Bavière, nous envoie pour que vous nous armiez chevaliers, et il nous a bien recommandé en partant de n’accepter cet honneur que de vous. Gentil roi débonnaire, cela aura lieu aussitôt qu’il vous plaira, et nous mettrons notre soin à vous bien servir. Le roi répondit qu’il les ferait chevaliers à la Pentecôte, et qu’il adouberait au Mans. En attendant, le duc Naymes demeura à la cour avec Pépin, et montra si bien ce qu’il valait qu’il devint maiſtre de France, c’est-à-dire grand-sénéchal. Il donna dans la suite maint bon conseil au roi Charlemagne. Il fut créé chevalier par Pépin au jour dit, et depuis par son courage furent maint Turc assailli. Plus tard, quand Pépin a retrouvé Berthe et qu’il récompense le bon Symon et ses fils, sauveurs de la reine, c’est le duc de Naymes qui leur chausse l’éperon. C’est aussi lui qui, lors de l’entrée de Berthe au Mans, marche devant elle avec le roi Floires. Ici se borne son rôle dans le Roman de Berte.

Celui des Enfances de Charlemaine continue l’histoire de Naymes.

[15] Ceci est une allusion à la faveur dont jouissaient auprès de saint Louis les Cordeliers.

[16] Roi, règle ; d’où vient peut-être notre mot pied-de-roi.

[17] Ms. 7633. Var. Corte. — Coite, prompte.

[18] Ms. 7633. Var. par desà.

[19] Par anqure, locution très-rare qui signifie : avoir une grande cure.

[20] Ms. 7633. Var. Lors auront-il non Chante-pleure. — Voyez pour ce mot la pièce intitulée : De Monſeigneur Ancel de l’Iſle.

[21] Ms. 7633. Var. secours.

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