Achille Jubinal, Li Diz des Cordeliers
word Télécharger le texte en version Word (avec notes)
pdf Télécharger le texte en version PDF (avec notes)
excel Télécharger le texte en version Excel (sans notes)
pdf Télécharger la fiche des manuscrits (PDF)
lien Consulter les manuscrits
lien Consulter l'édition panoptique de ce texte
Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 1, pp. 214-220.
   
  Li Diz des Cordeliers[1].
  Ms. 7615.
   
1 Seigneur, or eſcoutez ; que Diex vos ſoit amis !
2 S’orroiz des Cordeliers sommant chaſcuns a mis
3 Son cors à grant martire contre les anemis,
4 Qui ſont plus de .c. foiz le jor à nos tramis.
   
5 Or eſcotez avant dont ces gens ſont venu :
6 Fil à Roi & à conte ſont menor devenu[2]
7 C’au ſiègle eſtoient gros, or ſont iſi venu
8 Qu’il ſont ſaint de la corde & ſont tuit lor pié nu.
   
9 Il pert bien que leur ordre noſtre Sires ama,
10 Quant ſaint François[3] tranſſi Jéſhu-Criſt réclama,
11 En .v. leuz, ce m’eſt vis, le ſien cors entama :
12 A ce doit-on ſavoir que Jhéſu-Criz ſ’âme a.
   
13 Au jor dou jugement devant la grant aſſiſe,
14 Que Jhéſu-Criz penra de péchéors juſtice,
15 Saint François aura ceuz qui ſeront à ſa guiſe :
16 Por ce ſont Cordelier la gent que je miex priſe.
   
17 En la corde ſ’encordent cordée à .iij. cordons[4],
18 A la corde ſ’acordent dont nos deſcorderons.
19 La deſcordance acordent des maux que recordons,
20 En lor lit ſe deſcordent por ce que nos tortons.
   
21 Chacuns de nos ſe tort de bien fère ſanz faille,
22 Chacuns d’aux ſ’an détort & eſt en grant bataille ;
23 Nos nos faiſons grant tort. . . . . . . . . . . . 
24 Quant chacuns de nos dort chacuns d’aus ſe travaille.
   
25 La corde ſénefie, là où li neu ſont fet,
26 Que le mauffé deſfient & lui & tot ſon fet.
27 Cil qui en aux ſe fie, ſi mal & fi mesfet
28 Seront, n’en doutez mie, dépecié & et desfet.
   
29 Menor ſont apellé li Frère de la corde ;
30 Menor vient au premier, chacuns d’aux ſ’i acorde,
31 Que l’âme viaut ſauver ainz que la mors l’amorde,
32 Et l’âme de chacun qu’à lor acort ſ’acorde.
   
33 Se ſinifie plaint, par Eve ſe doit-on plaindre[5].
34 Par Eve fu âme en plaint, Eve fit âme plaindre.
35 Quant vint filz dame à point, ne ſoffri point le poindre,
36 M. a âme deſjoint dont ève la fit joindre.
   
37 Eve en eſté va, & en yver par glace[6],
38 Nus piez por ſa viande qu’elle quiert & porchace.
39 Iſi ſont li Menor, Diex gart que vent ne glace,
40 Qui ne chiée empéchié qui ne faille à ſa grâce.
   
41 Ceſt roons en O a emmi une eſpafſe[7]
42 Et roons eſt li cors ; dedenz a une place ;
43 Tréſor y a : c’eſt l’âme, que li maufez menace.
44 Diex gart le cors & l’âme, maufez mal ne li face !
   
45 Devant l’eſpicerie vendent de lor eſpices[8],
46 Ce ſont ſaintes paroles en coi il n’a nul vices :
47 Tote lor a fet tort, & teles au pélices
48 Les ont ci peſciez qu’entrer n’oſent ès lices.
   
49 La béaſſe qui cloche la cloiche dou clochier[9]
50 Fiſt devant li venir, qui la véiſt clochier.
51 Ainz qu’elle veniſt là la covint mout lochier,
52 La porte en fiſt porter celle qui n’ot Dieu chier.
   
53 La béaſſe qu’eſt torte lor a fet mult grant tort :
54 Encore eſt correciée ſe fromages eſtort.
55 A l’apoſtole alèrent li droit contre le tort,
56 Li droiz n’ot point de droit ne la torte n’ot tort.
   
57 L’apoſtolles lor voſt ſor ce doner ſentence,
58 Car il ſet bien que fame de po volentiers tance ;
59 Ainz manda ſ’il pooit eſtre ſans méſeſtance,
60 L’éveſque lor féiſt là avoir demorance.
   
61 L’éveſque ot conſoil par .iij. jors ou par .iiij. ;
62 Mais fames ſont noiſeuſes ; ne pot lor noiſe abatre
63 Et vit que chacun jor les convenoit combatre :
64 Si juga qu’il alaſſent en autre leu eſbatre.
   
65 Dortor & refretor avoient, belle ygliſe,
66 Vergiés, praiaux & troilles[10], trop biau leu à deviſe,
67 Or dit la laie gent que c’eſt par convoitiſe
68 Qu’il ont ſe leu leſſié & autre place priſe.
   
69 Se cil leuz fuſt plus biaus de celi qu’il avoient,
70 Si le poïſt-on dire, mais la fole gent voient
71 Que lor leur laiſſent cil qui deſvoiez avoient
72 Por oſter le péchié qui en tel leus avoient.
   
73 En ce leu faiſoit-on péchié & grant ordure ;
74 A l’oſteil ont éu mainte parole dure,
75 Mais Jhéſu-Criz li rois qui toz jors règne & dure
76 Si conduiſe celui qui les i fit conduire.
   
77 La coe dou cheval desfant la beste tote,
78 Et c’eſt li plus vilz membres & la mouche la doute
79 Nos avons euz ès teſtes, & ſi ne véons gote.
  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
   
80 Se partout avoit ève, tiex buvroit qu’a ſoi,
81 Vos véez, li navrez viaut le mire[11] lez ſoi,
82 Et nous qui ſons navré chacun jor endroit ſoi,
83 N’avons cure dou mire, ainz nous murons de ſoi.
   
84 Là déuſt eſtre mire là où ſont li plaié,
85 Car par les mires ſont li navré apaié.
86 Menor ſont mire & nous ſons par eus apaié,
87 Por ce ſont li Menor en la vile avoié.
   
88 Ou miex de la cité doivent tel gent venir,
89 Car ce qui eſt oſcur, ſont-il cler devenir,
90 Et ſi ſont les navrez en ſenté revenir ;
91 Or la veut la béeſſe de la vile banir.
   
92 Et meſſires Ytiers qui refu nez de Rains[12],
93 Ainz dit que mangeroit ainçois fuielles & rains,
94 Que fuſſent en ſ’eſgliſes confeſſor par meriens,
95 Et que d’aler à paie auroit laſſé les rains.
   
96 Bien le déuſt ſofrir ; mès Ytiers li preſtres,
97 Paranz a & parentez mariez à grant feſtes ;
98 Des biens de ſainte Ygliſe lor a achetez beſtes :
99 Li biens eſpéritiex eſt devenuz terreſtres.
   
  Explicit des Cordeliers.
 

[1] Cette pièce est assez obscure et son intention particulière n’est pas facile à saisir. Elle semble néanmoins avoir été ſaite à l’occasion d’une querelle qui eut lieu à propos du changement de domicile des Cordeliers de Paris.

[2] L’obscurité générale et le désordre qui règnent dans cette pièce ne me permettent pas de décider si Rutebeuf parle ici sérieusement : cependant, je serais assez porté à croire qu’il fait allusion à quelques grands personnages devenus Frères Mineurs, c’est-à-dire Cordeliers.

[3] Saint François d’Assise, né en Ombrie vers l’an 1182, est le fondateur de l’ordre des Frères-Mineurs ou Cordeliers. On sait que ce dernier nom leur vint de ce que pendant la guerre sainte, Louis IX, après un combat où ils avaient repoussé les infidèles, ayant demandé à qui la victoire était due, on lui répondit que c’était à des gens de cordes liés.

[4] La ceinture de corde des Cordeliers a, en effet, trois nœuds.

[5] Il est probable qu’à partir de cette strophe, qui ne fait pas avec la précédente un sens suivit il y a dans cette pièce une confusion causée par les copistes. Le reste du Diz est, en effet, assez obscur et assez difficile à entendre.

[6] Il existe dans ces strophes plusieurs jeux de mots sur le mot ève pris dans ses diverses acceptions : Ève, notre première parente, ève, eau du baptême, et ève, eau courante.

[7] Comme cette strophe est assez bizarre, je crois devoir donner la traduction des trois premiers vers ; la voici : « Ce rond, qui est fait en O, a au milieu un espace ; le rond, c’est le corps ; dedans il y a une place où est un trésor, et ce trésor c’est l’âme, que le démon menace. »

[8] Je ne sais si ce vers est pris au propre ou au figuré. J’ai cherché dans les histoires de Paris s’il n’y avait pas quelque couvent de Cordeliers situé devant l’espicerie, et s’il y avait une espicerie comme il y avait une draperie ; mais je n’ai rien rencontré de satisfaisant.

[9] J’avoue franchement que je ne sais pas à quelle querelle des Cordeliers, à quelle circonstance de leur histoire les strophes qui suivent peuvent faire allusion. Ni l’Histoire des Ordres monastiques, ni Sauval, ni Félibien, ni les autres écrivains que j’ai été à même de consulter ne m’ont là-dessus fourni de lumières. J’avais cru d’abord qu’il pouvait s’agir ici de quelque dissension entre les Cordeliers et l’abbaye de Saint-Germain, que Rutebeuf aurait désignée en faisant, par un jeu de mots, de la béaſſe (la domestique) une personnification de l’abbaye, qu’il aurait alors écrit la béaſſe. Les Cordeliers s’étaient, en effet, établis à Paris sur le territoire de cette maison, et dans des lettres de l’évêque de Paris datées du mois de mai 1230, il est dit que l’abbé et les religieux de Saint-Germain ne firent que prêter et non pas donner le lieu et les maisons qu’habitèrent les disciples de saint François, encore à condition que les Cordeliers n’auraient ni cloches (ce qui expliquerait peut-être ce vers de Rutebeuf : La béaffe qui cloche, etc.), ni cimetière, ni autel consacré, etc. Il fut en outre stipulé que, si les Frères-Mineurs allaient s’établir en un autre lieu, la place qui leur avait été accordée, avec tous les bâtiments que l’on y avait élevés, demeurerait en propriété à l’abbaye, ce qui expliquerait également cette strophe : Dortor et refretor, etc. ; mais, en y regardant de plus près, j’ai vu que bien des circonstances, la date surtout, contrariaient cette hypothèse. Je ne puis donc mieux faire que d’abandonner l’énigme obscure que présente cette pièce à l’intelligence et à la sagacité du lecteur.

[10] Troilles, treilles.

[11] Mire, médecin.

[12] Quel était ce Meſſire Ytiers, né de Reims ? Je n’ai pu trouver là-dessus aucun renseignement.

...

Valid XHTML 1.0 Transitional