Achille Jubinal, La Desputoison de Challot et du Barbier
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 8-14.
   
  La Desputoison de Challot et du Barbier,
  Ou ci encoumence
  La Desputizons de Charlot et dou Barbier de Meleun[1].
  Mss. 7218, 7633, 198 N.-D
   
1 L’autrier .i. jor jouer aloie
2 Dévers l’Auçoirrois Saint-Germain,
3 Plus matin que je ne soloie.
4 Que ne lief pas volentiers main.
5 Si vi Charlot enmi ma voie,
6 Qui le barbier tint par la main,
7 Et bien monſtroient toute voie
8 Qu’ils n’èrent pas couſin germain.
   
9 Il ſe diſoient vilonie
10 Et ſi getoient gas de voir[2] ;
11 — « Charlot, tu vas en compaignie
12 Por creſtienté decevoir ;
13 C’eſt trahiſon & félonie,
14 Ce puet chaſcuns apercevoir.
15 La teue loi ſoit la honie :
16 Tu n’en as point, au dire voir. »
   
17 — « Barbier, foi que doit la baulive
18 Où vous ayez voſtre repaire,
19 Vous avez une goute vive ;
20 Jamès n’ert jor qu’il ne vous paire.
21 Saint Ladres a rompu la trive,
22 Si vous a feru el viaire :
23 Por ce que ciſt maus vous eschive
24 Ne requerrez mès saintuaire. »
   
25 — « Charlot, foi que doi ſainte Jame,
26 Vous avez ouan fame priſe :
27 Est-ce ſelonc la loi eſclame
28 Que Kayfas vous a apriſe ?
29 Vous créez autant Notre-Dame,
30 Où virginitez n’eſt maumiſe,
31 Com je crois c’uns aſnes ait âme ;
32 Vous n’amez Dieu ne ſainte Ygliſe. »
   
33 — « Barbier ſanz raſoir, ſanz ciſailles,
34 Qui ne ſez rooigner ne rère,
35 Tu n’as ne bacins ne toailles[3],
36 Ne de qoi chaufer eve clère.
37 Il n’eſt rien née[4] que tu vailles,
38 Fors à dire parole amère ;
39 S’outre mer fus, encor i ailles,
40 Et fais proeſce qu’il i père. »
   
41 — « Charlot, tu as toutes les lois :
42 Tu es juys & creſtien,
43 Tu es chevaliers & borgois,
44 Et quant tu veus clerc arcien.
45 Tu es maqueriaus chaſcun mois,
46 Ce dient bien li ancien ;
47 Tu fez ſovent par ton gabois[5]
48 Joindre .ij. cus à .i. lien. »
   
49 — « Barbier, or eſt li tens venuz
50 De mal parler & de meſdire,
51 Et vous ſerez ainçois chenuz
52 Que vous leſſiez ceſte matire ;
53 Mès vous morrez povres & nuz,
54 Car vous devenez de l’empire ;
55 Je ſui por maqueriaux tenuz :
56 L’en vous retient à va-li-dire[6]. »
   
57 — « Charlot, Charlot, biaus douz amis,
58 Tu te fez aus enfanz le roi ;
59 Se tu i es, qui t’i a mis7] ?
60 Tu i es autant comme à moi.
61 De ſambler fols t’és entremis,
62 Mès, par les iex dont je te voi,
63 Tels t’a argent en paume mis
64 Qui eſt aſſez plus fols de toi. »
   
65 — « Barbier, or vienent les groiſeles ;
66 Li groiſelier ſont boutoné,
67 Et je vous raport les noveles
68 Qu’el front vous ſont li borjon né
69 Ne ſai ſe ce ſeront cenèles[8]
70 Qui ce vis ont avironé :
71 Els ſeront vermeilles & bèles
72 Avant que l’en ait moiſſonné. »
   
73 — « Ce n’eſt mie méſelerie,
74 Charlot, ainçois eſt goute roſe,
75 Foi que je doi Sainte Marie
76 Que vous n’amez de nule choſe.
77 Vous créez miex en juerie[9],
78 Qui la vérité dire en oſe,
79 Qu’en celui qui par ſeignorie
80 A la porte d’enſer deſcloſe.
   
81 — « Et nequedent[10] ſe Rustebues,
82 Qui nous connoiſt bien a .x. anz[11]
83 Voloit dire .ij. motés nués,
84 Mès qu’au dire fuſt voir diſanz,
85 Ne contre toi, ne à mon oés,
86 Mès por le voir ſe fuſt mis anz,
87 Je le vueil bien ſe tu le veus,
88 Que le meillor ſoit eſliſanz. »
   
89 — « Seignor, par la ſoi que vous doi,
90 Je ne ſai le meillor eſlire ;
91 Le mains pieur, ſi comme je croi,
92 Vous eſlirai-je bien du pire :
93 Charlot ne vaut ne ce ne qoi,
94 Qui en veut la vérité dire ;
95 Il n’a ne créance ne foi
96 Ne que chiens qui charoingne tire.
   
97 Li barbiers connoiſt bone gent,
98 Et ſi les ſert & les honeure,
99 Et met en els cor & argent,
100 Paine de ſervir d’eure en eure ;
101 Et ſet ſon meſtier bel & gent,
102 Se beſoins li recoroit ſeure,
103 Et ſ’a en lui mult biau ſergent
104 Que com plus vit & plus coleure. »
   
  Explicit
  la Desputison de Charlot et dou Barbier.
 

[1] Chénier, dans sa leçon sur les Fabliaux français, prononcée à l’Athénée, après avoir parlé du Testament de l’âne, qu’il trouve plus gai que le conte de frère Denise, qualifie la Disputoison de Charlot et du Barbier, du titre de Fabliau fort remarquable pour le temps.

Puis, après l’avoir analysé, il ajoute en forme de conclusion : « Au XVIIIe siècle, on ne parlait pas plus nettement sur les croisades. Cependant, le philosophe que Rutebeuf met en scène se laisse brusquement convaincre, et cette conclusion était apparemment nécessaire pour faire passer le reste. En des siècles plus éclairés, à la fin on a vu les talents du premier ordre attaquer un préjugé et pourtant fléchir le genou devant le nom du préjugé même. Il faut savoir excuser ceux qui croient ne pouvoir mieux faire et savoir apprécier ceux qui font mieux. »

Dans un autre ordre d’idées, Legrand d’Aussy (édit. de Renouard , t. 2, p. 203) a dit de notre pièce :

« Je ne sais si l’on ne devrait pas regarder comme de vrais jeux ces sortes de scènes que les ménétriers débitaient quelquefois dans les fêtes auxquelles ils étaient appelés, et qui représentaient des querelles. J’ai trouvé dans les manuscrits trois de ces pièces : la première est une querelle entre deux femmes de mauvaise vie ; les deux autres sont des querelles d’hommes, l’une sous le titre de Dispute du barbier et de Charlot, l’autre sous le titre de Dispute de Renart et de Peau-d’oie (sobriquets de deux ménétriers). Toutes trois sont divisées par strophes ou couplets en rimes croisées, et alternativement chacun des querelleurs disait un des couplets. Très-probablement c’était là des farces dramatiques, qui, comme nos proverbes d’aujourd’hui, n’étaient composées que de quelques scènes détachées. Peut-être pourrais-je dire la même chose du Dict de l’herberie. »

M. Paulin Paris trouve que cette pièce, pour le fond du sujet, rappelle beaucoup les combats de bergers de Théocrite et de Virgile.

[2] Gas de voir, railleries pleines de vérités.

[3] Toailles : la copie de l’Arsenal met ici en note : « Linge à barbe. » Ce mot signiſie, en effet : serviettes, essuie-mains.

[4] Bien née, aucune chose vivante.

[5] Gabois, dérision, moquerie ; mais je crois qu’il faut traduire ici ce mot par : ton entremise, ton beau parler.

[6] Va-li-dire : la copie de l’Arsenal met ici en note : « Nom d’un raccrocheur de femmes. » En picard ce mot signifie : mauvais sujet, goujat.

[7] Ces trois vers et les deux derniers de la cinquième strophe semblent indiquer que cette pièce était une satire personnelle dirigée contre un certain Charles ou Charlot, qui avait suivi saint Louis en Terre-Sainte, et que je conjecture être le même que celui dont il est question dans la pièce intitulée : De Charlot le Juif, qui chia en la pel dou lièvre. Ce qui me le fait croire, c’est que ce dernier, dans ce conte, est représenté comme un ménestrel, par conséquent, comme un confrère de Rutebeuf, qui avoue lui-même avoir été à une noce où se trouvait Charlot. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’ils eussent été rivaux, et, par conséquent, ennemis. Du reste, malgré le sobriquet de mépris (le Juif) que donne à Charlot le titre de la pièce, rien n’indique qu’il ait été réellement d’un judaïsme autre que celui que le barbier reproche à son interlocuteur :

                   Charlot, tu as toutes les lois :

                   Tu es juys & creſtien , &c.

Ce qui vient encore confirmer mon hypothèse, c’est que Rutebeuf fait dire au barbier, en parlant de Charlot, qu’il s’attache aux enfants du roi et qu’il essaye de se faire passer pour leur fou : or, qui était plus propre à remplir cette dernière fonction de jongleur ?

[8] Cinèles : Ce mot est encore en usage dans certaines provinces ; on s’en sert dans le département du Loiret pour désigner de petites prunes sauvages.

[9] On trouve dans le prologue de la Résurrection du Sauveur, mystère que j’ai publié en 1834 (Paris, Techener) :

                   Od lui feit de la juerie.

c’est-à-dire : la nation juive, les principaux d’entre les Juifs. Ici, au contraire, le mot juierie est pris dans le sens de : la religion juive.

[10] Nequedent, néanmoins.

[11] Ms. 7633. Var. passei. x. ans.

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