Achille Jubinal, De l’Estat dou Monde
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, trouvère du XIIIe siècle, recueillies et mises au jour pour la première
  fois par Achille Jubinal, Nouvelle édition revue et corrigée, A. Jubinal, 1874 : Paris, Paul Daffis, vol. 2, pp. 15-23.
   
  De l’Estat dou Monde[1].
  Ms. 7218.
   
1 Por ce que li mondes ſe change
2 Plus ſovent que denier à change,
3 Rimer vueil du monde divers :
4 Toz fu eſtés, or eſt yvers ;
5 Bons fu, or eſt d’autre manière ;
6 Quar nule gent n’eſt mès manière
7 De l’autrui porfit porchacier,
8 De ſon preu n’i cuide chacier.
9 Chaſcuns devient oiſel de proie ;
10 Nul ne vit mès ſe il ne proie[2] :
11 Por ce dirai l’eſtat du monde,
12 Qui de toz biens ſe vuide & monde.
   
13 Relegieus premièrement
14 Déuſent vivre ſaintement,
15 Ce croi ſelonc m’entencion.
16 Si a double religion :
17 Li .i. ſont moine blanc & noir[3],
18 Qui maint biau lieu & maint manoir
19 Ont & mainte richece aſſiſe,
20 Qui t’oz ſont ſers à covoitiſe.
21 Toz jors vuelent ſanz doner prendre,
22 Toz jors achatent sans riens vendre.
23 Il tolent, l’en ne lor tolt rien ;
24 Il ſont fondé sus fort meſrien[4],
25 Bien puéent lor richece acroiſtre ;
26 L’en ne préeſche mès en cloiſtre
27 De Jéſus-Chriſt ne de ſa mère,
28 Ne de ſaint Pol, ne de ſaint Père :
29 Cil qui plus ſet de l’art du ſiècle,
30 C’eſt le meillor, felonc lor riègle.
31 Après ſi ſont li mendiant
32 Qui par la vile vont criant :
33 « Donez, por Dieu, du pain aus frères[5] ! »
34 Plus en i a de .XX. manières.
35 Ci a dure fraternité ;
36 Quar, par la Sainte Trinité,
37 Li uns covenz voudroit de l’autre
38 Qu’il ſuft en .i. chapiau de ſaultre
39 El plus péreillueus de la mer :
40 Ainſi ſ’entraiment li aver.
41 Covoitex ſont, ſi com moi ſamble :
42 Fors lerres eſt qu’à larron emble,
43 Et cil lobent les lobéors
44 Et deſrobent les robéors
45 Et ſervent lobéors de lobes,
46 Oſtent aux robéors lor robes.
   
47 Après ce que je vous deviſe,
48 M’eſtuet parler de Sainte Ygliſe,
49 Que je voi que pluſor chanoine
50 Qui vivent du Dieu patremoine ;
51 Il n’en doivent, ſelonc le livre,
52 Prendre que le ſouffiſant vivre,
53 Et, le remanant humblement,
54 Déuſſent-il communément
55 A la povre gent départir ;
56 Mès il verront le cuer partir
57 Au povre, de male aventure,
58 De grant fain & de grant froidure.
59 Quant chaſcuns a chape forrée,
60 Et de denier la grant borſée,
61 Les plains coffres, la plaine huche,
62 Ne li chaut qui por Dieu le huche,
63 Ne qui riens por Dieu li demande ;
64 Quar avariſce li commande,
65 Cui il eſt ſers, à mettre enſamble,
66 Et ſi fet-il, ſi com moi ſamble,
67 Mes ne me chaut ſe Diex me voie.
68 En la ſin vient à male voie
69 Tels avoirs, & devient noianz ;
70 Et droiz eſt, car ſes iex voianz,
71 Il eſt riches du Dieu avoir ;
72 Et Diex n’en puet aumoſne avoir ;
73 Et ſe il vait la meſſe oïr,
74 Ce n’eſt pas por Dieu conjoïr,
75 Ainz eſt por des deniers avoir,
76 Quar tant vous faz-je à ſavoir,
77 S’il n’en cuidoit rien raporter,
78 Jà n’i querroit les piez porter[6].
   
79 Encor i a clers d’autre guiſe ;
80 Que quant il ont la loi apriſe
81 Si vuelent eſtre pledéeur
82 Et de lor langues vendéeur ;
83 Et penſſent baras & cauteles,
84 Dont il beſtornent les quereles,
85 Et metent ce devant derrière[7].
86 Ce qui ert avant va arrière,
87 Car quant dant Denier[8] vient en place
88 Droiture faut, droiture efface.
89 Briefment tuit clerc fors eſcoler
90 Vuelent avariſce acoler.
   
91 Or m’eſtuet parler des genz laies
92 Qui reſont plaié d’autres plaies.
93 Provoſt & bailli & majeur.
94 Sont communement li pieur[9],
95 Si com convoitiſe le voſt ;
96 Quar je regart que li provoſt
97 Qui acenſſent[10] les provoſtez,
98 Que il plument toz les coſtez
99 A cels qui ſont en lor juſtiſe
100 Et ſe deffendent en tel guiſe :
101 Nous les acenſſons chièrement
102 Si nous covient communement,
103 Font-il, partout tolir & prendre
104 Sanz droit ne ſanz reſon atendre :
105 Trop aurions mauves marchié
106 Se perdons en noſtre marchié. »
   
107 Encor i a une autre gent,
108 Cil qui ne donent nul argent,
109 Comment li bailli qui ſont garde ;
110 Sachiez que au jor d’ui lor tarde
111 Que la lor garde en lor baillie
112 Soit à lor tens bien eſploitie,
113 Que au tens à lor devancier
114 N’i gardent voie ne ſentier
115 Par où onques paſſaſt droiture.
116 De cèle voie n’ont-il cure ;
117 Ainçois penſſent à porchacier
118 L’eſploit au Seignor & traitier
119 Le lor porfit de l’autre part :
120 Ainſi droiture ſe départ.
   
121 Or i a gent d’autres manières
122 Qui de vendre ſont coustumières
123 De choſes plus de .v. cens paires
124 Qui ſont au monde nécefſaires.
125 Je vous di bien veraiement
126 Il font maint mauvès ſerement,
127 Et ſi jurent que lor denrées
128 Sont & bones & eſmerées
129 Tels foiz que c’eſt mençonge pure.
130 Si vendent à terme & uſure ;
131 Vient tantoſt & termoierie
132 Qui ſont de privée meſnie ;
133 Lors eſt li termes achatez,
134 Et plus cher vendus li chatez.
   
135 Encor i ſont ces genz menues
136 Qui beſoingnent parmi ces rues
137 Et chaſcuns fet divers meſtier
138 Si comme eft au monde meſtier,
139 Qui d’autres plaies ſont plaié.
140 Il vuelent eſtre bien paié
141 Et petit de besoingne fère,
142 Ainz lor torneroit à contrère
143 S’il paſſoient lor droit .ij. lingnes ;
144 Néis ces païſanz des vingnes
145 Vuelent avoir bon paiement
146 Por peu fère, ſe Diex m’ament.
   
147 Or m’en vieng par chevalerie
148 Qui au jor d’ui eſt eſbahie.
149 Je n’i voi Rollant n’Olivier ;
150 Tuit ſont noié en .i. vivier,
151 Et bien puet véoir & entandre
152 Qu’il n’i a mès nul Alixandre.
153 Lor meſtiers défaut & décline ;
154 Li pluſor vivent de rapine
155 Chevalerie a paſſé gales[11] ;
156 Je ne la vois ès chans n’ès ſales :
157 Méneſterez ſont eſperdu[12] ;
158 Chaſcuns a ſon donet perdu.
159 Je n’i voi ne prince ne roi
160 Qui de prendre face deſroi,
161 Ne nul prélat de Sainte Ygliſe
162 Qui ne ſoit compains Covoitiſe,
163 Ou au mains dame Symonie,
164 Qui les donéors ne het mie.
165 Noblement eſt venuz à cort
166 Cil qui done au tens qui jà cort,
167 Et cil qui ne puet riens doner
168 Si voiſt aus oiſiaus ſermoner ;
169 Quar Charitez eſt pieçà morte :
170 Je n’i vois mès nul qui la porte,
171 Se n’eſt aucuns par aventure
172 Qui retret à bone nature ;
173 Quar trop eſt li mondes changiez
174 Qui de toz biens eſt eſtrangiez.
175 Vous poés bien apercevoir
176 Se je vos conte de ce voir.
   
  Explicit l’Estat dou Monde.
 

[1] Cette pièce ne manque ni d'originalité, ni de de verve. L'auteur y passe en revue les religieux, les écoliers, les marchands, les chevaliers, etc., en donnant à chacun un bon coup de griffe ; mais les griefs qu'il énonce n'en sont pas moins justes.

[2] Proie, de proier, prendre, enlever, ravir ; prædare.

[3] Les moines blancs étaient les chanoines réguliers de Saint-Augustin, les moines noirs les frères de Saint-Benoît. Ces noms venaient de leurs habits.

[4] Merrain, poutre de chêne. — On lit dans la Vie de saint Louis par le confesseur de la reine Marguerite : « Et (saint Louis) fiſt couper en ſon bois les très et autres merrien por l'égliſe des Frères-Mineurs de Paris, & por le cloiſtre de la dite égliſe & le refretoère des Frères-Préechéeurs de Paris, & por la Meſon-Dieu de Pontoiſe, & por les Frères-Sas de Paris ; & féiſt auſſi mener touz ledit merrien à tout les liex deſſus diz ; & les branches & l'autres bois qui demoroit des groſſes pièces du merrien eſtoit donné por Dieu as povres religions. » (Voy. la pièce intitulée : Du Pharisien.)

[5] On lit dans les Crieries de Paris, par Guillaume de La Villeneuve, pièce tirée du Ms. 7218, f° 246 et imprimée par Méon, page 280 du 2e vol. de son Nouveau Recueil des Fabliaux, qu'on n'entendait au XIIIe siècle dans les rues que des cris comme ceux-ci :

                   Aus Frères de ſaint Jacque pain,

                   Pain por Dieu aus Frères-Menors ;

                   Cels tieng-je por bons preneors ;

                   Aus Frères de ſaint Auguſtin,

                   Icil vont criant par matin.

                   Du pain au Sas, pain aus Barrez,

                   Aus povres priſons enſerrez,

                   A cels du Val des Escoliers ;

                   Li uns avant, li autre arriers.

                   Aus Frères des Pies demandent

                   Et li croiſié pas ne's atendent ;

                   A pain crier metent grant paine,

                   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

                   Les Bons-enfants orrez crier

                   Du pain, ne les vueil oublier.

                   Les Filles-Dieu sèvent bien dire :

                   Du pain por Jheſu noſtre ſire.

                   Çà du pain por Dieu ans Sacheſſes :

                   Par les rues ſont grans les preſſes,

                   Je vous di, de ces gens menues.

On voit que Rutebeuf n'exagère probablement pas lorsqu'il dit qu'il y avait des Frères quêteurs de plus de vingt manières : en voilà d'un seul coup douze de mentionnées.

[6] Ce passage rappelle ces deux vers de Racine :

                   Il eût du buvetier emporté les ſerviettes
                        Plutôt que revenir au logis les mains nettes.

Il prouve, du reste, que les chanoines recevaient un droit de présence quand ils assistaient au service divin.

[7] Ce passage est le seul de Rutebeuf qui soit relatif aux avocats ou aux gens qui en remplissaient l'office. Cela tient à ce que la question sociale, au XIIIe siècle, ne résidait point dans la justice, mais dans l'opposition contre le clergé. Si notre poëte au contraire eût vécuu XIVe siècle, quand le gouvernement fut tombé aux mains des légistes, — ces hardis démolisseurs qui répondaient à un procès fait au roi par un procès fait au pape, — il n'eût point sans doute manqué de parler plus souvent des avocats, et peut-être, au lieu des quelques traits satiriques qu'on trouve çà et là dans ses poésies contre les prévôts et les baillis, aurions-nous eu quelques-unes de ces virulentes et énergiques attaques qui plus tard inspiraient à Ménot, gourmandant du haut de la chaire les seigneurs du Parlement (domini de parlamento), ces éloquentes paroles : « Aujourd'hui nos seigneurs de la justice portent de longues robes et leurs femmes s'en vont vêtues comme des princesses : si leurs vêtements étaient pressurés, il en sortirait du sang. »

[8] Dant Denier, littéralement : Monsieur Denier ; dominus, domnus, Denier. — Nos ancêtres aimaient beaucoup ces personnifications. Ils avaient même, sous le titre de Dan Denier, un fabliau assez célèbre, que j'ai rapporté pages 95 et suivantes de mon recueil intitulé : Jongleurs et Trouvères. On le rencontre aussi dans un des manuscrits français de la bibliothèque de Berne.

[9] Pieur, pires ; pejores.

[10] Acenſer, affermer, donner à cens.

[11] Gales, réjouissances ; galas.

[12] Voyez pour ce vers et le suivant une des notes de La Povretei Rutebeuf.

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