Michel Zink, Les ordres de Paris
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 1, pp. 226-236.
   
  LES ORDRES DE PARIS
   
  I
1 En non de Dieu l’esperité f. 1 r° 1
2 Qui troibles est en unité,
3 Puissé je commancier a dire
4 Ce que mes cuers m’a endité !
5 Et ce je di la verité,
6 Nuns ne m’en doit tenir a pire.
7 J’ai coumencié ma matire
8 Sur cest siecle qu’adés empire
9 Ou refroidier voi charité[1]
10 Ausi s’en vont sans avoir mire
11 La ou li diables les tire
12 Qui Dieu en a deserité.
  II
13 Par maint samblant, par mainte guisse
14 Font cil qui n’ont ouvraingne aprise
15 Par qu’il puissent avoir chevance.
16 Li un vestent coutelle grise
17 Et li autre vont sans chemise,
18 Si font savoir lor penitance.
19 Li autre par fauce samblance
20 Sont signor de Paris en France,
21 Si ont ja la cité pourprise.
22 Diex gart Paris de mescheance,
23 Si la gart de fauce creance,
24 Qu’ele n’a garde d’estre prise !
  III
25 Li Barré sont prés des Beguines[2] :
26 .IX.XX. en ont a lor voisines.
27 Ne lor faut que passer la porte,
28 Que par auctorités devines,
29 Par essamples et par doctrines
30 Que li uns d’aus a l’autre porte,
31 N’ont povoir d’aler voie torte.
32 Honeste vie les desporte
33 Par jeünes, par deceplines,
34 Et li uns d’aus l’autre conforte.
35 Qui tel vie a, ne s’en ressorte,
36 Quar il n’a pas gité sans signes[3]. f. 1 r° 2
  IV
37 L’Ordre as Beguines est legiere[4],
38 Si vous dirai en quel maniere :
39 L’en s’en ist bien pour mari prendre.
40 D’autre part qui baisse la chiere
41 Et a robe large et pleniere,
42 Si est beguine sans li randre.
43 Si ne lor puet on pas deffandre
44 Qu’eles n’aient de la char tandre.
45 S’eles ont .I. pou de fumiere,
46 Se Diex lor vouloit pour ce randre
47 La joie qui est sans fin prandre,
48 Sains Lorans l’achata trop chier[5].
  V
49 Li Jacobin[6] sosnt si preudoume
50 Qu’il ont Paris et si ont Roume,
51 Et si sont roi et apostole,
52 Et de l’avoir ont il grant soume.
53 Et qui se muert, se il nes noume
54 Pour executeurs, s’ame est fole.
55 Et sont apostre par parole :
56 Buer fut tes gens mise a escole[7].
57 Nus n’en dit voir c’on ne l’asoume :
58 Lor haïne n’est pas frivole.
59 Je, qui redout ma teste fole,
60 Ne vous di plus, mais qu’il sont houme.
  VI
61 Se li Cordelier[8] pour la corde
62 Pueent avoir la Dieu acorde,
63 Buer sont de la corde encordé.
64 La Dame de Misericorde,
65 Ce dient il, a eus s’acorde,
66 Dont ja ne seront descordé.
67 Mais l’en m’a dit et recordé
68 Que tes montre au disne cors Dé
69 Semblant d’amour, qui s’en descorde.
70 N’a pas granment que concordé
71 Fu par un d’aux et acordei f. 1 v° 1
72 Uns livres dont je me descorde[9].
  VII
73 L’Ordre des Sas est povre et nue[10],
74 Et si par est si tart venue
75 Qu’a envis seront soustenu[11].
76 Se Dex ot teil robe vestue
77 Com il portent parmi la rue,
78 Bien ont son abit retenu.
79 De ce lor est bien avenu.
80 Par un home sont maintenu[12] :
81 Tant com il vivra, Dex aiüe !
82 Se Mors le fait de vie nu,
83 Voisent lai dont il sont venu,
84 Si voist chacuns a la charrue.
  VIII
85 Li rois a mis en .I. repaire.
86 (Mais ne sai pas bien pour quoi faire)
87 Trois cens aveugles route a route[13].
88 Parmi Paris en va troi paire,
89 Toute jour ne finent de braire :
90 « Au .III. cens qui ne voient goute ! »
91 Li uns sache, li autres boute,
92 Si se donent mainte sacoute,
93 Qu’il n’i at nul qui lor esclaire.
94 Se fex i prent, se n’est pas doute,
95 L’Ordre sera brullee toute[14] :
96 S’aura li rois plus a refaire.
  IX
97 Diex a non de filles avoir[15],
98 Mais je ne puis oncques savoir
99 Que Dieux eüst fame en sa vie.
100 Se vos creez mensonge a voir
101 Et la folie pour savoir,
102 De ce vos quit je ma partie.
103 Je di que Ordre n’est ce mie,
104 Ains est baras et tricherie
105 Por la fole gent decevoir.
106 Hui i vint, demain se marie.
107 [Le lingnage sainte Marie]
108 Est hui plus grant qu’il n’iere arsoir. f. 1 v° 2
  X
109 Li rois a filles a plantei,
110 Et s’en at si grant parentei
111 Qu’il n’est nuns qui l’osast atendre.
112 France n’est pas en orfentei !
113 Se Diex me doint boenne santei,
114 Ja ne li covient terre rendre[16]
115 Pour paour de l’autre deffendre,
116 Car li rois des filles engendre,
117 Et ces filles refont auteil.
118 Ordres le truevent Alixandre[17],
119 Si qu’aprés ce qu’il sera cendre
120 Serat de lui .C. ans chantei.
  XI
121 La Trinitei[18] pas ne despris :
122 De quanqu’il ont l’annee pris
123 Envoient le tiers a mesure :
124 Outre mer raembre les pris.
125 Ce ce font que j’en ai apris,
126 Ci at charitei nete et pure.
127 Ne sa[i] c’il partent a droiture :
128 Je voi desai les poumiax luire
129 Des manoirs qu’il ont entrepris.
130 C’il font de la teil fornesture,
131 Bien oeuvrent selonc l’Escriture,
132 Si n’en doivent estre repris.
  XII
133 Li Vaux des Escoliers[19] m’enchante,
134 Qui quierent pain et si ont rante,
135 Et vont a chevaul et a pié.
136 L’Universitei, la dolante,
137 Qui se complaint et se demante,
138 Trueve en eux petit d’amistié,
139 Ce ele d’ex eüst pitié.
140 Mais il se sont bien aquitié
141 De ce que l’Escriture chante :
142 Quant om a mauvais respitié,
143 Trueve l’an puis l’anemistié,
144 Car li maux fruits est de male ante[20]. f. 2 r° 1
  XIII
145 Cil de Chartrouse[21] sont bien sage,
146 Car il ont laissié le boschage
147 Por aprochier la bone vile.
148 Ici ne voi je point d’outrage :
149 Ce n’estoit pas lor eritage
150 D’estre toz jors en iteil pile[22].
151 Nostre creance tourne a guille,
152 Mensonge devient Ewangile,
153 Nuns n’est mais saus sans beguinage,
154 Preudons n’est creüz en concile
155 Nes que .II. genz contre .II. mile :
156 A ci doleur et grant damage[23].
  XIV
157 Tant com li Guillemin[24] esturent
158 La ou li grant preudome furent
159 Ça en arrier comme rencluz,
160 Itant servirent Deu et crurent.
161 Mais maintenant qu’il se recrurent,
162 Si ne les dut on croire plus.
163 Issu s’en sunt comme conclus.
164 Or gart uns autres le renclus,
165 Qu’il en ont bien fait se qu’il durent.
166 De Paris sunt .I. pou ensus,
167 S’aprocheront de plus en plus :
168 C’est la raisons por qu’il s’esmurent.
   
   
Manuscrits : A, f. 181 r° ; B, f. 66 v° ; C, f. 1 r°. Texte de C.
 
Titre : AB Les ordres de Paris. Titre omis dans C. - 23. B Qui le gart - 42. AB Sanz li rendre, C pour l. r. - 54. AB s’ame afole. - 56. A Bon, BC Buer - 71. AB par .II. d’aus ; B et recordé - 74. A Ensi par - 75. A Qu’a paines, C Que enviz - 80. B Par .II. home ; AB soustenu - 82. A mu - 84. B répète à la place de ce vers le vers 81. - 86. AB Mais je ne sais pas - 98. B ne soi onques de voir - 106. A Hui vienent - 107. C mq. - 114. B nel covenist ; A vendre - 118. A Ordre l’apelent - 121-132. B mq. - 122. A De ce c’ont aüné et pris - 134. B Il q. - 137. B et se germante - 139. A S’a ele d’aus eü pitié ; B eü d’aus - 144. B vient - Il paraîtrait plus satisfaisant que les strophes XIII et XIV se succédassent dans l’ordre inverse. Mais ce n’est le cas dans aucun des trois manuscrits. - A Expliciunt les ordres de Paris ; B Explicit des ordres de Paris.
 

[1] Et quoniam abundavit iniquitas, refrigescet caritas multorum, « Par suite de l’iniquité croissante, l’amour se refroidira chez le grand nombre » (Matth. 24, 12). Cette parole du Christ, dans un passage où il annonce l’approche des temps derniers, est souvent citée par les adversaires des Mendiants, en particulier par Guillaume de Saint-Amour lui-même dans le De Periculis.

[2] Les Carmes, surnommés Barrés à cause des rayures de leurs chapes, sont à Paris depuis 1254 et s’installent en 1260 près des Béguines, sur la paroisse Saint-Paul.

[3] Sines, « le nombre six ». Mot à mot : ils n’ont pas geté les dés sans amener le six.

[4] Les Béguines vivaient dans le monde et ne prononçaient pas de vœux. Elles étaient dans la mouvance spirituelle des Dominicains. Voir Chanson des Ordres v. 55-60, Règles v. 154-174, Béguines, Vie du Monde v. 166-9. Leur maison se trouvait, comme celle des Barrés, sur la paroisse Saint-Paul.

[5] La fumée (fumiere) est celle que dégage le feu du désir amoureux qui embrase les Béguines (F.B. I, 324). Si brûler d’un tel feu suffit pour gagner le Paradis, saint Laurent, qui, comme chacun sait, fut rôti sur un gril, a payé son salut trop cher. Cf. L’ambiguïté de la « chair tendre » au v. 44.

[6] Le couvent des Dominicains se trouvait depuis 1259 immédiatement au sud de la Sorbonne actuelle, entre la rue Cujas et la rue Soufflot.

[7] Les Jacobins ont été « mis à l’école » dans le double sens qu’ils ont reçu de l’instruction et qu’ils ont été placés dans les écoles pour y enseigner. Mar signifie que l’action exprimée par le prédicat a mal tourné – ou tournera mal – pour le sujet, contrairement à son attente (Bernard Cerquiglini, La Parole Médiévale, Paris, 1981, p. 203-45). Buer a la valeur inverse. Toutefois, il semble y avoir dans ce vers une ambiguïté plaisante : dans la réalité, le fait d’être « mis à l’école » a eu des conséquences heureuses pour les Jacobins ; mais eux-mêmes prétendent que les conséquences heureuses sont pour les fidèles, proposition qui, reprise par le poète, ne peut être entendue que par antiphrase.

[8] Les Franciscains étaient installés depuis 1239 sur l’emplacement de l’actuelle rue de l’Ecole-de-Médecine.

[9] Ce livre est l’introduction (Introductorius) de Gérard de Borgo San Donino à la Concordia Veteris et Novi Testamenti de Joachim de Flore.

[10] Les Frères de la Pénitence de Jésus-Christ, dont la règle était très austère, étaient surnommés Sachets, car ils étaient vêtus d’un sac. Déjà à Paris en 1258, ils s’installent en 1261 rive gauche, près de l’actuel Pont-Neuf.

[11] Le v. 75 présente, dans le texte de BC (qu’a envis vs A qu’a paines), une ambiguïté que la traduction ne peut pas rendre. Rutebeuf joue en effet du double sens à la fois d’envis (« difficilement » et « de mauvais gré ») et de soustenu (« maintenus en vie » et « supportés »). Le vers peut signifier soit « qu’ils survivront difficilement » soit « qu’on les supportera de mauvais gré ».

[12] Le roi saint Louis.

[13] L’institution des Quinze-Vingt, fondée par le roi, existait au moins depuis le printemps 1260. La maison se trouvait à l’angle des actuelles rues Saint-Honoré et de Rohan.

[14] La plaisanterie porte sur le double sens d’esclaire, « éclairer » et « allumer » – et non pas en l’occurrence « faire des éclairs », comme le dit F.-B.

[15] Les Filles-Dieu étaient protégées par saint Louis, qui, aux dires de Joinville, avait « fait faire » leur maison – celle-ci existait dès 1232 – et leur versait une rente. Elles étaient installées près de la porte Saint-Denis. Il ne semble pas que les Filles du Roi mentionnées à la strophe suivante soit un ordre différent des Filles-Dieu (F.B. I, 327).

[16] F.B. édite la leçon de Avendre vs BC rendre – et commente : « Comme les croisés vendant leurs terres pour financer leur expédition – l’autre (terre), « la Terre Sainte ». Mais dans cette hypothèse, por paor se laisse difficilement expliquer. La leçon rendre donne un sens beaucoup plus satisfaisant, et qui confirme en outre la datation du poème. Au traité de Paris en 1259, saint Louis avait rendu au roi d’Angleterre, pour préserver la paix future, les provinces qu’il avait conquises sur lui et dont il était en droit de revendiquer la possession. C’est probablement à ce geste que Rutebeuf fait allusion, en l’attribuant avec malveillance à la lâcheté.

[17] Comprendre que le roi a envers les Ordres la générosité d’Alexandre.

[18] Les Frères de la Sainte Trinité et des Captifs, fondés à la fin du XIIe siècle, s’étaient établis dans Paris en 1229 sur la paroisse Saint-Benoît, près des Thermes. En 1259, le roi leur avait donné de petites maisons dans le même quartier.

[19] Les Augustins du Val-des-Ecoliers, établis à Paris avant 1229, se font construire cette année-là une maison et une église sur la paroisse Saint-Paul, près de la porte Saint-Antoine. En 1254, ils avaient un collège à l’université de Paris et prirent le parti des Frères dans la querelle universitaire.

[20] Sic omnis arbor bona fructus bonos facit, mala autem arbor malus fructus facit, « Ainsi, tout arbre bon donne de bons fruits, tandis que l’arbre mauvais donne de mauvais fruits » (Match. 7, 17) La formule était passée en proverbe. D’autres proverbes exprimaient l’idée des v. 142-3, qui n’est pas empruntée à l’Ecriture.

[21] Les Chartreux, fondés par saint Bruno en 1082, s’installent à Paris en mai 1259, date à laquelle le roi leur donne un terrain et une maison à Vauvert, sur l’emplacement actuel du Petit-Luxembourg.

[22] Rutebeuf parle évidemment par antiphrase.

[23] Les v. 151-6 sonnent comme une conclusion générale, et on intervertirait volontiers les strophes XIII et XIV, si leur ordre n’était garanti par les trois mss.

[24] Les Guillelmites, ou Blancs-Manteaux, fondés au XIIe siècle, achètent en 1256 un terrain et une maison à Montrouge.

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