Michel Zink, La desputaison de Charlot le juif et du barbier
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 2, pp. 254-260.
   
  CI ENCOUMENCE LA DESPUTISONS DE CHARLOT ET DOU BARBIER DE MELEUN
   
  I
1 L’autrier .I. jor joeir m’aloie
2 Devers l’Ausuerrois saint Germain
3 Plus marin que je ne soloie,
4 Qui ne lief pas volentiers main.
5 Si vis Charlot enmi ma voie
6 Qui le Barbier tint par la main,
7 Et bien monstroient toute voie
8 Qu’il n’ierent pas couzin germain.
  II
9 Il se disoient vilonie
10 Et se getoient gas de voir :
11 « Charlot, tu vas en compaignie
12 Por crestientei desouvoir. f. 6 r° 1
13 C’est traÿsons et felonie,
14 Ce puet chacuns aparsouvoir.
15 La toie lois soit la honie !
16 Tu n’en as point, au dire voir. »
  III
17 — Barbier, foi que doi la banlive
18 Ou vos aveiz votre repaire,
19 Vous aveiz une goute vive :
20 Jamais n’iert jors qu’il ne vous paire.
21 Sains Ladres[1] at rompu la trive,
22 Si vos at feru ou viaire.
23 Pour ce que ciz maux vous eschive,
24 Ne requireiz mais saintuaire. »
  IV
25 — Challot, foi que doi sainte Jame[2],
26 Vos aveiz oan fame prise :
27 Est ce celonc la loi esclame
28 Que Caÿphas[3] vos at aprise ?
29 Vos creez autant Notre Dame,
30 Ou virginitez n’est maumise,
31 Com je croi c’uns asnes ait arme.
32 Vous n’amez Dieu ne sainte Eglise. »
  V
33 — Barbier sens rasoir, cens cizailles,
34 Or ne seiz raoignier ne reire.
35 Tu n’as ne bacins ne toailles
36 Ne de quoi chauffeir yaue cleire.
37 Il n’est riens nee que tu vailles
38 Fors a dire parole ameire.
39 S’outre meir fuz, ancor i ailles,
40 Et fai proesce qu’il i peire[4]. »
  VI
41 — Charlot, tu as toutes tes lois :
42 Tu iez et juis et crestïens,
43 Tu iez chevaliers et borjois,
44 Et, quant tu veus, clers arciens.
45 Tu iez maqueriax chacun moi[s][5].
46 Ce dient bien li ancien,
47 Tu faiz sovent en ton gabois
48 Joindre .II. cus a .I. lien. » f. 6 r° 2
  VII
49 — Barbier, or est li tanz venuz
50 De mauparleir et de maudire,
51 Et vo seroiz ansois chenuz
52 Que vos laissiez ceste matire.
53 Mais vos morreiz povres et nuz,
54 Quar vous devenez de l’empire[6].
55 Se sui por maqueriaux tenus,
56 L’en vous retient a va-li-dire[7]. »
  VIII
57 — Charlot, Charlot, biaux dox amis,
58 Tu te faiz aux enfans le roi[8].
59 Se tu i iez, qui t’i a mis ?
60 Tu i iez autant comme a moi.
61 De sembler fol t’iez entremis,
62 Mais, par les iex dont je te voi,
63 Teiz t’a argent en paume mis
64 Qui est asseiz plus fox de toi. »
  IX
65 — Barbier, or vienent les grozeles :
66 Li grozelier sunt borjonei.
67 Et je vos raport les noveles
68 Qu’el front vos sunt li borjon nei.
69 Ne sai se se seront ceneles
70 Qui ce vis ont environnei.
71 El seront vermeilles et beles
72 Avant que on ait messonei. »
  X
73 — Ce n’est mie mezelerie,
74 Charlot, anseis est goute roze.
75 Foi que je doi sainte Marie,
76 Que vos n’ameiz de nule choze,
77 Vos creez miex en juierie,
78 Qui la verité dire en oze,
79 Qu’en Celui qui par seignorie
80 A la porte d’enfer descloze.
  XI
81 Et nequedant, ce Rutebués,
82 Qui nos connoit passei .X. ans,
83 Voloit dire .II. motez[9] nuez,
84 Meis qu’au dire fust voirs disans, f. 6 v° 1
85 Ne contre toi ne a mon oez,
86 Mais par le voir ce fust mis ans,
87 Je le wel bien, ce tu le wes,
88 Que le milleur soit eslisans. »
  XII
89 — Seigneur, par la foi que vos doi,
90 Je ne sai le meillor eslire.
91 Le mains piour, si com je croi,
92 Vos eslirai je bien dou pire.
93 Charlot ne vaut ne ce ne quoi,
94 Qui la veritei en wet dire.
95 Il n’a ne creance ne foi
96 Nes c’uns chiens qui charoigne tire.
  XIII
97 Li Barbiers connoit bone gent,
98 Et si les sert et les honeure
99 Et met en euz cors et argent,
100 Poinne de servir d’eure en heure.
101 Si seit son mestier bel et gent,
102 Se besoing li recorroit seure.
103 Et s’at en lui si bel sergent,
104 Que com plus vit et plus coleure. »
   
  Explicit.
   
   
Manuscrits : A, f. 323 r° ; C, f. 5 v° ; D, f. 35 v° . Texte de C.
 
Titre : A La desputoison de Challot et du Barbier ; D Ci commance le dit de Charlot et du Barbier. - 33. D s. r. s. touaille. - 35. D ne cisailles. - 47. AD par ton g. - 48. AD a un lien, C en .I. l. - 50. A mal parler ; AD mesdire. Le texte de C est le seul à offrir un jeu de mots . - 54. C De ce ne poeiz douteir mie. Le texte de C fait disparaître la plaisanterie et est de toute façon exclu par la rime . - 66. A sont boutoné. - 71. D Ens seront. - 85. D t. ne amondes. - 94. A Qui en veut la verité d. -103. A molt biau sergent. - A Explicit la desputison de Charlot et du Barbier, D Explicit Charlot et le Barbier.
 

[1] C’est-à-dire que saint Lazare a frappé le Barbier de la lèpre – ce dont l’intéressé se défendra aux v. 73-74, mais pour laisser alors soupçonner qu’il a contracté une maladie vénérienne. On identifiait en effet parfois le pauvre Lazare de la parabole (Lc. 16, 19-31), dont les chiens lèchent les ulcères, au frère de Marthe et de Marie ressuscité par le Christ (Jn. 11, 144), et on admettait que ce personnage était lépreux. Une grande léproserie aux portes de Jérusalem était placée sous son invocation. C’est ainsi que son nom, aussi bien en latin (Lazarus) qu’en français (Ladre), en est venu par métonymie à signifier « lépreux ».

[2] L’expression « sainte Jame » (« sainte Gemme », « sainte Pierre-précieuse ») renvoie probablement à la Vierge. Dans la poésie édifiante de l’époque, le mot jame, gemme, la désigne souvent. Parfois il s’applique à une sainte : sainte Leocade est qualifiée de sainte jame (T.-L. 4, 233). Rutebeuf lui-même évoque cele glorieuze jame / qui a non la joie celestre (Complainte du comte Eudes de Nevers 21-22).

[3] Grand Prêtre l’année de la Passion du Christ, on le voit dans les Evangiles jouer un rôle décisif dans son arrestation et sa condamnation.

[4] Le Barbier était-il vraiment allé outre-mer ? Et dans ce cas était-ce comme croisé ou comme pèlerin volontaire, ou bien à la suite d’une condamnation, que Charlot rappellerait ainsi indirectement ? Charlot laisse-t-il seulement paraître dans ces vers son hostilité à la Croisade chrétienne ?

[5] Pour s’insinuer dans les bonnes grâces de ceux auxquels il a affaire, Charlot imite l’état et les façons de chacun, tel un Gaudissart médiéval (« Il savait entrer en administrateur chez le sous-préfet, en capitaliste chez le banquier..., en bourgeois chez le bourgeois ; enfin il était partout ce qu’il devait être, laissait Gaudissart à la porte et le reprenait en sortant »). Sur un point cependant Charlot reste toujours fidèle à lui-même : il exerce de façon continue les activités d’entremetteur ou de souteneur. Pour une interprétation légèrement différente, voir F.-B. II, 262.

[6] Même calembour dans la Paix Rutebeuf 17.

[7] Même plaisanterie, deux siècles plus tard, dans le Livre du Cuer d’Amour espris du roi René d’Anjou : à Cœur qui lui demande le nom du poisson qu’elle vient de pêcher, et qu’il croit reconnaître, Amitié répond qu’il s’appelle Va-li-dire (« va lui dire »), mais qu’en français son nom est maquereau.

[8] Cf. F.-B. II, 263.

[9] Motet est le diminutif de mot, mais son emploi dans ce sens littéral est assez rare. Il désigne généralement une composition polyphonique dont chaque voix a pour support un texte différent. Ici, Rutebeuf paraît jouer sur les deux sens : l’expression « motez nuez », motets nouveaux, s’applique couramment aux motets poétiques et musicaux ; mais ce que le Barbier attend de Rutebeuf, c’est bien deux mots brefs, deux « motets ».

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