Michel Zink, La complainte d’Outremer
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Le texte
  Œuvres complètes de Rutebeuf, texte établi, traduit, annoté et présenté avec variantes par Michel Zink,
  M. Zink, 1990 : Paris, Garnier, vol. 2, pp. 314-322.
   
  C’EST LA COMPLAINTE D’OUTREMER.
   
1        Empereour et roi et conte
2 Et duc et prince, a cui hom conte
3 Romans divers por vous esbatre[1]
4 De cex qui se suelent combatre
5 Sa en arrier por sainte Eglise,
6 Car me dites par queil servise
7 Vos cuidiez avoir paradix.
8 Cil le gaaignerent jadiz
9 Dont vos oeiz ces romans lire
10 Par la poinne, par le martyre
11 Que li cors soffrirent sus terre.
12 Veiz ci le tens, Diex vos vient querre,
13 Braz estanduz, de son sanc tainz,
14 Par quoi li fex vos iert estainc
15 Et d’enfer et de purgatoire.
16 Reconmenciez novele estoire[2],
17 Serveiz Deu de fin cuer entier,
18 Car Dieux vous moustre le sentier
19 De son pays et de sa marche,
20 Que hom cens raison le sormarche.
21 Por ce si devriiez entendre
22 A revangier et a deffendre
23 La Terre de Promission
24 Qui est en tribulacion
25 Et perdue, ce Diex n’em pence,
26 Se prochainnement n’a deffence.
27 Soveigne vos de Dieu le Peire,
28 Qui por soffrir la mort ameire
29 Envoia en terre son fil.
30 Or est la terre en grant peril f. 9 r° 1
31 Lai ou il fut et mort et vis.
32 Je ne sai plus que vos devis.
33 Qui n’aidera a ceste empointe,
34 Qui si fera le mesacointe,
35 Pou priserai tout l’autre afaire,
36 Tant sache lou papelart faire,
37 Ains dirai mais et jor et nuit :
38 « N’est pas tout ors quanque reluit[3]. »
39        Ha ! rois de France, rois de France,
40 La loiz, la foiz et la creance
41 Vat presque toute chancelant.
42 Que vos iroie plus celant ?
43 Secorez la, qu’or est mestiers,
44 Et vos et li cuens de Poitiers[4],
45 Et li autre baron encemble.
46 N’atendeiz pas tant que vos emble
47 La mort l’arme, por Deu, seigneur !
48 Mais qui vorra avoir honeur
49 En paradix, si la deserve,
50 Car je n’i voi nule autre verve.
51        Jhesucriz dist en l’Ewangile,
52 Qui n’est de truffe ne de guile :
53 « Ne doit pas paradix avoir
54 Qui fame et enfans et avoir
55 Ne lait por l’amour de celui
56 Qu’en la fin iert juges de lui[5]. »
57        Asseiz de gens sunt mout dolant
58 De ce que hom trahi Rollant
59 Et pleurent de fauce pitié,
60 Et voi[en]t ax [i]eux l’amistié
61 Que Deux nos fist, qui nos cria,
62 Qui en la sainte Croix cria
63 Au[s] Juÿs que il moroit de soi.
64 Ce n’ert pas por boivre a guersoi,
65 Ainz avoit soi de nos raiembre. f. 9 r° 2
66 Celui doit hon douteir et criembre,
67 Por teil seigneur doit hom ploreir
68 Qu’ensi se laissat devoreir,
69 Qu’il ce fist percier le costei
70 Por nos osteir de mal hosteil.
71 Dou costei issi sancz et eigue,
72 Qui ces amis netoie et leive[6].
73        Rois de France, qui aveiz mis.
74 Et vostre avoir et voz amis
75 Et le cors por Dieu en prison[7],
76 Ci aurat trop grant mesprison
77 Ce la sainte Terre failhez.
78 Or covient que vos i ailliez
79 Ou vos i envoiez des gent,
80 Cens apairgnier or et argent,
81 Dont li droiz Dieu soit chalangiez.
82 Diex ne wet faire plus lons giez[8]
83 A ces amis ne longue longe,
84 Ansois i wet metre chalonge
85 Et wet cil le voisent veoir
86 Qu’a sa destre vauront seoir.
87        Haÿ ! prelat de saint Eglise,
88 Qui por gardeir les cors de byse
89 Ne voleiz leveir aux matines,
90 Messires Joffrois de Sergines[9]
91 Vos demande dela la mer.
92 Mais je di : cil fait a blameir
93 Qui nule riens plus vos demande
94 Fors boens vins et boenne viande
95 Et que li poivres soit bien fors.
96 C’est votre guerre et votre effors,
97 C’est vostre Diex, c’est votre biens.
98 Votre Peires i trait le fiens[10].
99 Rutebués dit, qui riens ne soile,
100 Qu’assez aureiz d’un poi de toile, f. 9 v° 1
101 Se les pances ne sont trop graces[11].
102 Et que feront les armes lasses ?
103 Elz iront la ou dire n’oze.
104 Diex iert juge de ceste choze.
105 [Quar envoiez le redeïsme[12]
106 A Jhesucrist du sien meïsme,
107 Se li fetes tant de bonté,
108 Puisqu’il vous a si haut monté ! ]
109        Haï ! grant clerc, grant provendier,
110 Qui tant estes grant vivendier,
111 Qui faites Dieu de votre pance[13],
112 Dites moi par queil acointance
113 Vos partireiz au Dieu roiaume,
114 Qui ne voleiz pas dire .I. siaume
115 Dou sautier, tant estes divers,
116 Fors celui ou n’a que .II. vers[14] :
117 Celui dites aprés mangier.
118 Diex wet que vos l’aleiz vengier
119 Sanz controuver nule autre essoinne,
120 Ou vos laissiez le patrimoinne
121 Qui est dou sanc au Crecefi.
122 Mal le teneiz, jou vos afi.
123 Se vos serveiz Dieu a l’eglise,
124 Dieux vos resert en autre guise,
125 Qu’il vos paist en votre maison.
126 C’est quite a quite par raison.
127 Mais ce vos ameiz le repaire
128 Qui sanz fin est por joie faire,
129 Achateiz le, car Diex le vent.
130 Car il at mestier par couvent
131 D’acheteours, et cil s’engignent
132 Qui orendroit ne le bargignent,
133 Car teil fois le vorront avoir
134 C’om ne l’aurat pas por avoir[15].
135        Tornoieur, et vos que dirois
136 Qui au jor dou Juïse irois ?
137 Devant Dieu que porroiz respondre ?
138 Car lors ne se porront repondre
139 Ne genz clergies ne gens laies, f. 9 v° 2
140 Et Dieux vous monterra ces plaies.
141 Ce il vos demande la terre
142 Ou por vos vout la mort soffere,
143 Que direiz vos ? Je ne sai quoi.
144 Li plus hardi seront si quoi
145 C’om les porroit panrre a la main[16].
146 Et nos n’avons point de demain,
147 Car li termes vient et aprouche
148 Que la mort nos clourat la bouche[17].
149        Ha ! Antioche, Terre sainte,
150 Con ci at delireuze plainte
151 Quant tu n’as mais nuns Godefrois[18] !
152 Li feux de charitei est frois
153 En chacun cuer de crestiien,
154 Ne jone home ne ancien
155 N’ont por Dieu cure de combatre.
156 Asseiz se porroit ja debatre
157 Et Jacobins et Cordeliers
158 Qu’il trovassent nuns Angeliers,
159 Nuns Tangreiz ne nuns Bauduÿns.
160 Ansois lairont aux Beduÿns
161 Maintenir la Terre absolue
162 Qui par defaut nos est tolue,
163 Et Dieux l’at ja d’une part arse.
164 D’autre part vienent cil de Tarse,
165 Et Coramin et Chenillier[19]
166 Revanrront por tot escillier.
167 Ja ne serat qui la deffande.
168 Ce mes sires Joffrois[20] demande
169 Secours, si quiere qui li fasse,
170 Car je n’i voi nulle autre trasce.
171 Car com plus en sarmoneroie,
172 Et plus l’afaire empireroie.
173 Cils siecles faut : qui bien fera,
174 Aprés la mort le trovera. f. 10 r° 1
   
  Explicit.
   
   
Manuscrits : A f. 302 v° ; B, f. 60 r° ; C, f. 8 v° ; R, f. 36 r° . Texte de C.
 
Titre : AB La complainte d’outremer, R mq. - 1. R E. et duc et. - 2. R Et roy. - 3. ABR por vous e., C por eux e. - 14. ABR Par qui ; B nos est. - 20. A li sormarche ; B li demarche ; R li sousmarche. - 21-38. R mq. - 34. C la mesacointe. - 35. B prisera. - 50. R Gardons que nostre ame n’asierve. - 52. R de barat ne. - 53. R Que paradis ne doit a. - 69. R Ki laissa p. sen c. - 71. R aighe et sans. - 72. B a. essue et l. ; R Ki tient ses amis reluisans. - 78-81. R mq. - 83. BR alonge. - 87-104. R place ces vers après les v. 109-121 et supprime les v. 105-108 . - 89. A aler aus m. - 91. R demanda. - 95. R li povres s. biens noirs. - 96. R Et fors c’est li vostre guerrois. - 105-108. CR mq. - 107 B feroiz. - 110. AB viandier ; R provanchier. - 122. B Mar. - 124. B r. d’autre servise. -127-134. R mq. - 131. B c. s’en soignent. - 134. B Que ne l’avront. -135-136. R Prince baron plain de franchise Quant venra au jour dou juise. - 138. B Quant nous ne porromes respondre. - 139. B Ne li clergié ne les gens l. - 140. B nous. - 142. B Ou porroiz vous la ; R requerre. - 143. B Que dites vous. - 158. R Que t. mil Engelier. - Après le v. 162 R place les v. 25-26. - AB Explicit la complainte d’outremer.
 

[1] Cf. plus bas v. 57-9.

[2] Le mot épopée, que l’on doit à Jean Dufournet, est bien trouvé, puisque le mot « estoire » désigne, non les événements eux-mêmes, mais leur récit. En revanche, le jeu de mots qui fait le sel de ce vers est impossible à rendre. Il existe en effet deux mots « estoire ». L’un (du lat. historia) signifie « histoire », l’autre (du grec stolion) « flotte », « escadre », « voyage par mer » ou parfois « troupe en marche pour une expédition militaire ». Le vers signifie donc à la fois « Recommencez une nouvelle page d’histoire » et « Recommencez une nouvelle expédition » (celles vers la Terre Sainte empruntaient toujours la voie maritime depuis la seconde croisade). Rutebeuf était si fier de sa trouvaille qu’il a replacé ce vers dans la Nouvelle complainte d’Outre-Mer (v. 341).

[3] Morawski 1371. Cf. Hypocrisie (Pharisien) 92, Sainte Elysabel 654, Sacristain 424. Et aussi Complainte de Guillaume 21, Frère Denise 15.

[4] Frère de saint Louis. Voir Complainte du comte de Poitiers et Complainte Rutebeuf 158-165.

[5] Matth. 10, 37 (cf. Lc. 14, 26-27). Cf. Voie de Tunis 82-83 et Nouvelle complainte d’Outre-Mer 98-102. Ce passage était volontiers exploité par les prédicateurs des croisades.

[6] Jn. 19, 34.

[7] Lors de la croisade de 1248.

[8] Le jeu de mots des v. 83-84 ne peut être rendu par la traduction. Giez signifie à la fois « délai de paiement pour un impôt » et « courroie passée aux pieds des oiseaux de volerie et où la longe prenait attache » (F-B. I, 447).

[9] Cf. Complainte de Geoffroy de Sergines, et aussi Complainte de Constantinople et Nouvelle complainte d’Outre-Mer.

[10] Les v. 92-98 sont obscurs. A la lettre, les v. 92-95 signifient qu’il ne faut rien demander de plus aux prélats que du bon vin etc. Toutefois, le sens général qu’il faut restituer ne fait guère de doute. Quant au v. 98, il est énigmatique, et la traduction proposée n’en est qu’une interprétation hypothétique.

[11] Après leur mort, les riches prélats n’auront plus besoin que d’un peu de toile pour leur linceul... sauf si celui-ci est d’une taille inhabituelle à cause de leur corpulence. La traduction ajoute « bientôt » pour rendre le texte plus clair.

[12] Redeïsme : voir Voie d’Humilité 81 et Vie de sainte Marie l’Égyptienne 212.

[13] Paul, Philipp. 3, 19. Cf. Voie d’Humilité 732.

[14] Le Psaume 116.

[15] V. 127-134 : cf. Sacristain 8-30. L’idée est fréquemment développée dans les sermons.

[16] Comme des animaux qui n’auraient même plus le ressort nécessaire pour se sauver.

[17] V. 135-148 : cf. Chanson de Pouille 9-32.

[18] Godefroy de Bouillon, héros de la première croisade, avoué du saint sépulcre après avoir refusé le titre de roi de Jérusalem (1099-1100). Angelier (v. 158), un des pairs de Charlemagne dans les chansons de geste, n’a pas de rapport avec la croisade et n’est cité que pour les besoins de la rime. Il n’en va pas de même, au v. 159, du Normand Tancrède, neveu de Bohémond 1er, prince d’Antioche (1104-1112) et de Baudouin de Boulogne, comte d’Edesse, roi de Jérusalem à la mort de Godefroy de Bouillon (1100-1118). Cf. Nouvelle complainte d’Outre-Mer 330-338.

[19] Les Charismiens avaient profané les lieux saints en 1244, après la seconde chute de Jérusalem. Les Chananéens (Caneliens) sont un peuple païen fréquemment mentionné par les chansons de geste.

[20] Geoffroy de Sergines.

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